La déconnexion volontaire aux TIC
Jauréguiberry
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Article par Jauréguiberry
Baromètre de l’intrusion 2011 – les limites du paradoxe de la privacy
31/05/11
Cet article revient sur les résultats de la quatrième édition du baromètre de l’intrusion (2010-2011) et analyse l’opinion des consommateurs vis-à-vis des sollicitations commerciales des entreprises.
Il a été publié le 13/03/2011 sur le blog « Technologies du marketing » et il est disponible à l’adresse suivante:
http://i-marketing.blogspot.com/2011/03/barometre-de-lintrusion-4eme-edition.html?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A+TechnologiesDuMarketing+%28Technologies+du+Marketing%29&utm_content=Netvibes
7 Ways Entrepreneurs Can Avoid Being Consumed by Technology
18/04/11
Sept moyens d’éviter le surmenage digital…
Un article paru le 09/11/2010 et publié par Brian Anthony Hernandez du Business News Daily.
URL:
http://www.businessnewsdaily.com/entrepreneurs-avoid-digital-overload-0702/
Les téléphones portables, outils du dédoublement et de la densification du temps : un diagnostic confirmé
21/01/11
La revue tic&société qui prend le relais de TIS, dix ans après — et il faut en féliciter ses nouveaux promoteurs — me demande de revenir sur un article paru dans cette même revue il y a plus de dix ans de cela 1. Revisiter un de ses textes est toujours délicat. Quiconque écrit connaît le plaisir d’abandonner un texte et aussi… la difficulté à revenir dessus. Aussi, et comme nous y invite Montaigne 2, je ne corrigerai rien de ce texte mais me contenterai d’ajouter quelques remarques nées de plusieurs enquêtes et observations ultérieures 3.
1- Le dédoublement du temps
Un des premiers constats de l’article de 1996 montrait que les portables étaient un outil de réaménagement du temps vers sa plus grande rentabilisation. S’appuyant sur de nombreux exemples, l’article montrait comment l’originalité de ce réaménagement résidait dans le fait qu’il était obtenu non seulement de façon « classique », par la densification du temps grâce à une meilleure organisation des tâches dans leur déroulement et leur succession, mais aussi de façon inédite, par le dédoublement du temps grâce à la superposition simultanée d’un temps médiatique à un temps physique.
Le temps physique « doublé » est en général vacant, interstitiel ou « mal utilisé » selon une logique rentabiliste. Il s’agit par exemple du temps contraint des trajets physiques durant lesquels « on est bloqué à ne rien faire », de celui des attentes dues à une affluence, à un retard ou à un contrordre, mais aussi de celui qui s’avère non conforme, en utilité ou en intensité, à ce que l’on avait projeté. Le téléphone portatif permet de s’extraire de ces temps contraints, « presque morts ». Ou, plus exactement, il offre la possibilité de leur superposer un second temps médiatique, plus utile et donc rentable, sans pour autant « assassiner » totalement (pour rester dans la métaphore) les premiers : on continue de participer (à son volant) à la circulation automobile et on échange simultanément (à son téléphone portable) des informations avec son secrétariat. Il ne s’agit donc plus simplement de remplacer une occupation par une autre ou d’accélérer leur succession, mais de les superposer simultanément (Jauréguiberry, 1996, p. 171).
Ce phénomène de dédoublement du temps m’apparaissait central dans l’expérience des premiers utilisateurs du portable. Quelques années plus tard, alors que l’usage des portables s’étendait à l’ensemble de la population, je me suis posé la question de savoir si cette dimension de dédoublement du temps en vue de sa rentabilisation n’était pas un travers dû à l’appartenance socioprofessionnelle des premiers utilisateurs qui étaient essentiellement des dirigeants, cadres, membres de professions libérales ou professionnels de l’urgence. Responsables d’entreprises ou de structures engagées dans une chrono compétitivité générale (où, toutes choses étant égales par ailleurs, c’est celui qui réagit le premier qui l’emporte), pris dans des emplois du temps tendus, soucieux de ne pas perdre leur temps, ces premiers utilisateurs ont d’entrée converti les portables en instruments de rentabilisation de leur temps. Outils du « temps réel » (immédiateté), les portables sont employés à lutter contre la réalité du temps qui résiste sous forme de lenteur, de retards, de temps morts ou de délais. Mais cette dimension, centrale dans les usages observés entre 1994 et 1996 alors que le nombre d’utilisateurs était inférieur à 2 millions (en France), est-elle toujours valable ou tout au moins aussi importante à partir du moment où le nombre d’usagers explose (passant de 3,5 millions en juin 1997 à 37,8 millions cinq ans plus tard, le taux d’équipement grimpant dans le même temps de 3,7% à 62,7%) 4 ?
Procédant à trois autres terrains en 2000, 2003 et 2005 et prenant soin de constituer mes panels et groupes d’intervention sociologique de façon à ce qu’ils soient représentatifs de l’ensemble des usagers, je fus surpris de voir à quel point cette dimension de dédoublement du temps en vue de sa rentabilisation était transversale aux catégories socioprofessionnelles, aux sexes et (avec la nuance apportée plus loin) aux âges. Bien sûr les contenus des occupations superposées diffèrent grandement, mais le processus de dédoublement du temps en vue de sa densification est bien le même. Par exemple, la façon dont les femmes se servent du portable (elles étaient encore ultra minoritaires parmi les utilisateurs en janvier 1996 : 5 % seulement, mais à quasi-parité lors de mes derniers terrains) rappelle curieusement celle des cadres supérieurs ! Souvent contraintes d’organiser un ensemble d’occupations de nature très hétérogène (rendez-vous professionnels, garde des enfants, gestion du foyer, maintien du cercle d’amis, etc.), les femmes utilisent le portable dans un même but de coordination, de fluidification et de rentabilisation du temps. On observe la même logique chez les employés de bureaux, les artisans, les enseignants, etc.
Un autre aspect de ce dédoublement, absent lors de la rédaction de l’article de 1996, est ensuite apparu avec force : celui de la fuite du temps perdu. Ici, le portable ne sert pas à organiser l’existant dans son excès, mais à le fuir dans son vide. Pour le dire simplement : il est des moments où l’individu s’ennuie. Dans une file d’attente, lors d’un trajet ou seul à la table d’un restaurant, il fait l’expérience du vide creusé par la réalité du temps en regard des attentes, qu’idéalement et narcissiquement, il se fixe en accord avec l’injonction contemporaine à vivre de façon continue une existence dense et trépidante. Le portable permet à l’individu de se déprendre de ce sentiment de déception ou tout au moins d’ennui en le plongeant dans le temps superposé des télécommunications. On observe alors des attitudes compulsives de manipulation du portable : multiplication les appels, consultation de façon fébrile des boîtes vocales, vérification de la bonne couverture de la zone, et, depuis peu, consultation ou envoi d’emails et surf sur Internet. Cette dimension est particulièrement présente chez les plus jeunes.
De façon plus fondamentale, l’immédiateté télécommunicationnelle rendue possible par les portables nous révèle une des dimensions désormais centrales du modèle culturel de nos sociétés hyper modernes : la gestion rentabiliste de sa vie. De façon diffuse, les modes d’action repérables dans la sphère économique (pragmatisme, utilitarisme, compétition, rentabilité, efficacité, désir de gains et de puissance) sont appliqués à ce qui est devenu la gestion des occupations et relations privées. La vie est un capital qu’il s’agit de faire fructifier au plus vite. Des profits à court terme sont attendus ! Le scénario inacceptable n’est pas, comme dans la sphère professionnelle, la défaite économique, mais l’occasion ratée. Mû par le désir de réussir sa vie dans tous ses instants, porté par un souci de performance et d’intensité, l’individu contemporain est constamment à la recherche du « mieux ». À un moment où la rédemption religieuse et les utopies sociales ne parviennent plus à définir un au-delà d’espérance producteur d’identifications et de mobilisations, l’individu n’a plus d’autre horizon que sa propre vie qu’il lui faut dès lors réussir à tout prix (Ehrenberg, 1995). Démiurge de lui-même, gestionnaire de ses propres ressources, la raison de son existence se mesure alors à l’aune de l’intensité que cette même existence lui procure. La subjectivité individuelle semble alors l’emporter sur toute détermination sociale : l’idéal de soi que se fixe l’individu est toujours un dépassement de soi dans l’intensité. Le portable accompagne parfaitement cette recherche du potentiellement mieux contre le certainement moyen. Il s’agit d’être à la fois en situation de ne rien rater, c’est-à-dire à l’écoute (branché) et en disposition de commuter immédiatement (zapper) sur ce qui apparaît subitement mieux ou plus intense.
2- Ecrasement du temps sur l’immédiat et zapping occupationnel
Dans l’article de 1996, j’observais (paragraphe 2 : « La relativisation du déjà prévu » et paragraphe 4 : « La distorsion du temps ») 5 certaines conséquences d’une telle « gestion à flux tendus » de sa propre vie.
L’appétence du mieux, doublée de cette nouvelle possibilité de prévenir immédiatement ses interlocuteurs d’un changement de programme, conduit à une logique de l’alternative permanente. Une singulière alchimie apparaît alors, mêlant, en les opposant souvent, désirs et devoirs, raison et sentiments, pouvoir et morale, la pierre philosophale étant en la matière le bon choix absolu : celui qui n’aura aucun arrière-goût de nostalgie… Cette logique de l’alternative, doublée des tensions qu’elle suscite, contribue au renforcement d’un environnement où tout devient potentiellement précaire. Les agendas s’ouvrent quotidiennement sur des futurs dont beaucoup se trouvent transformés, avant même d’avoir existé, en passés antérieurs par un coup de fil de dernière minute (p. 172).
Je n’ai pas cessé, depuis, d’observer le renforcement de cette propension à la relativité et à l’alternative permanente. À la merci de zaps impulsifs ou de dernière minute, les emplois du temps deviennent à la fois plus élastiques, plus imprévisibles et plus heurtés. Dans l’attente de l’ « advenance » et dans l’espérance du meilleur, le quotidiennement certain et l’acquis moyen paraissent potentiellement fades, sont questionnés et relativisés (Bauman, 2004). Le flou qui en résulte peut certes dérouter, mais il est aussi gage que « tout est possible ». Et lorsqu’un « possible » advient, les changements sont d’autant plus précipités qu’ils peuvent être médiatisés immédiatement, quel que soit le lieu, par un appel téléphonique. Ce qu’il importe de souligner dans ce cas n’est pas tant le contenu de ce changement — qui, dans la plupart des cas, porte plutôt à sourire — que l’extension d’une sorte de propension à la versatilité qu’elle accompagne.
Tant que les situations agréables et les résultats positifs s’accumulent, ce type de conduite est positivement vécu par l’acteur. Il correspond même assez bien à l’image idéale que certains se font de la société postmoderne « de l’information et de la communication ». Libre sur un marché libre, l’individu-zappeur se composerait une vie à la carte dont la programmation n’aurait d’autre objet que la satisfaction la plus immédiate de ses désirs et attentes. Les opportunités et choix se multipliant, la vie deviendrait une sorte de surfing jouissif et parfois esthétique sur des situations qui, à l’image des vagues, seraient à la fois éphémères et constamment renouvelées dans une sorte de mouvement perpétuel. En regard des idéologies et utopies collectives du siècle passé, que trop de mouvements ont cherché à imposer avec les errements que l’on sait, le caractère éphémère et individuel des passions post-modernes serait le meilleur garant des libertés 6.
Toutefois, si le zapping peut conduire à cette sorte d’intensité jouissive et à une dispersion légèrement enivrante, il peut aussi comporter des dangers. En note du paragraphe cité, j’indiquais sans développer que :
Si l’on accepte que le déroulement du temps et la croyance en l’avenir sont bien des marques de la modernité (en regard du temps cyclique et des modes de reproduction des communautés traditionnelles), et que les principaux outils de la rationalisation de ce temps ont été la prévision, la planification et l’exactitude, on est en droit de se poser la question de la rationalité du développement de certains modes de réaction à l’urgence et à l’aléatoire. Il n’est en effet pas certain que le passage d’une logique de la planification faisant usage de l’exactitude à une logique de l’opportunité productrice de précarité (par le biais des décisions de dernière minute et à court terme) soit synonyme d’extension de la rationalisation de l’existence. Trop de planification et d’exactitude figent sans doute le social au point de freiner la créativité des individus, mais trop d’opportunisme et d’aléas risquent de rendre l’action individuelle imprévisible et la société incertaine (p. 185, note 3).
Avec du recul, cette intuition me paraît valable car c’est la notion même de projet qui semble questionnée. Un projet nécessite une certaine confiance dans l’avenir. Il relève d’un pari sur le futur en pensant que l’action programmée pourra s’y déployer. Il n’y a évidemment, en la matière, aucune certitude : seule la confiance permet de différer, de planifier, de se représenter ce qui sera contre ce qui est. Mais si le présent lui-même apparaît comme indéterminé, n’est plus vécu que comme immédiateté éphémère, comment penser le projet dans sa durée ? Dans un monde où il faut s’adapter rapidement, comment peut-on encore adapter le monde dans la durée 7 ?
3- L’urgence, rançon de l’immédiat
Sous le titre de « la contagion de l’urgence » (paragraphe 5), je décrivais en 1996 la montée de l’urgence comme une « maladie » dont les portables étaient un des principaux vecteurs de contagion. Quatre ans après, dans un autre article (Jauréguiberry, 2000), je précisais cette idée et notais en particulier que :
C’est parce qu’il y a possibilité de réagir jusqu’au dernier moment que de plus en plus de gens s’inscrivent dans des scénarios limites. Ils calculent en effet toujours plus juste sachant que, si ça ne passe pas, il y aura toujours le recours ultime d’un « appel urgent » pour « réparer » leur retard, de la même façon que certains alpinistes, assurés qu’ils pourront immédiatement déclencher des secours en cas d’accident, s’engagent dans des voies manifestement trop dures pour eux. Ce type d’appel ne devient heureusement pas la règle, mais le raccourcissement des délais et la prise de risques, oui.
Le développement de cette notion de scénario limite m’a par la suite permis de travailler sur le concept même d’urgence et d’en forger une définition que j’ai depuis souvent reprise 8. L’urgence naît toujours d’une double prise de conscience : d’une part, qu’un pan incontournable de la réalité relève d’un scénario aux conséquences dramatiques ou inacceptables et, d’autre part, que seule une action d’une exceptionnelle rapidité peut empêcher ce scénario d’aller à son terme. L’une ne va pas sans l’autre, ou alors il ne s’agit plus d’urgence. Ce n’est pas parce qu’une action est exceptionnellement rapide qu’elle est urgente. Par exemple, les courses (compétitions) sont par définition toujours rapides, mais rarement urgentes. De même, ce n’est pas parce qu’un scénario catastrophe est en marche qu’il génère ipso facto de l’urgence : le laps de temps laissé à la réaction peut être suffisamment long pour que celle-ci ne soit pas vécue sous la forme d’une rapidité imposée. Cette double prise de conscience déclenche un compte à rebours qu’il s’agit d’arrêter illico presto. Dit autrement : on court à la catastrophe si rien n’est immédiatement mis en œuvre. Le scénario à la base de l’urgence est toujours menaçant, néfaste ou fatal. S’il n’était pas appréhendé comme l’irréversibilité d’une négativité mais d’une positivité, il s’agirait non plus d’urgence mais d’attente ou d’impatience, le « vivement » remplaçant en la matière le « vite ».
L’urgence apparaît donc comme un piège du temps. La dangerosité de ce piège dépend de l’interprétation qui en est faite, puisque l’urgence naît toujours de la double prise de conscience qui vient d’être évoquée. Les notions de danger et de rapidité étant relatives, il s’ensuit que ce qui est urgent pour certains ne l’est pas pour d’autres. Tout dépend du système de référence des acteurs, de leur subjectivité et de leurs capacités cognitives. Mais, quelles que soient les disparités que l’on peut observer entre individus, la ligne de l’urgence est toujours franchie lorsque la notion de piège du temps apparaît clairement. Or, force est de reconnaître que, globalement, l’immédiateté télécommunicationnelle est en train d’accroître la surface de cette notion. En quelques années seulement, le processus d’accélération et de densification du temps, à l’œuvre depuis deux siècles, s’est en effet vu doublé par une nouvelle donnée : celle que les informaticiens ont nommée « temps réel », synonyme d’immédiateté et de simultanéité. À peine remises des bouleversements que la rationalisation et l’instrumentalisation du temps ont opérés en leur sein, nos sociétés sont confrontées à un nouvel impératif : il leur faut désormais réagir à l’instant. Un espace sans distance et un temps sans délais se superposent peu à peu à l’espace-temps classique.
En nous accompagnant partout, le portable permet de très facilement prétexter un aléa de dernière minute pour annuler un rendez-vous. Or, force est de constater que, pour beaucoup, avancer une « fausse urgence » est une façon « en voie de développement » afin de « jouer au mécano avec un emploi du temps » 9. Ceci signifie rien moins que l’urgence (en général) a acquis un statut social suffisamment prégnant pour qu’elle puisse être spontanément déclinée et surtout acceptée comme excuse. Il devient « normal » d’être pris par une urgence et de devoir ainsi être obligé d’annuler un rendez-vous sans autre formalité. Bien entendu, le degré de liberté pris envers un correspondant est directement proportionnel à celui de son pouvoir envers lui. Mais cela ne relativise que modérément le poids du constat : l’urgence l’emporte souvent sans qu’elle ait désormais besoin d’autre justification qu’elle-même.
La chasse au temps perdu, le culte du potentiel, la montée de l’urgence, la pression de l’immédiat et la multiplication des informations plongent l’individu dans une situation d’injonctions répétées à réagir de plus en plus vite. Cette accélération peut être vécue de façon positive : comme multiplicateur d’activités et d’opportunités, comme révélateur de certaines potentialités organisationnelles jusqu’alors inexploitées, comme agent de simplification ou encore comme réhabilitation de l’intuition individuelle dans la gestion des affaires. Elle peut aussi être source de satisfactions, en particulier pour certains professionnels indépendants qui, vivant cette course au temps sous la forme de défis renouvelés, la trouvent passionnante et parfois gratifiante. Mais cette accélération peut aussi donner le vertige, et la chute n’est alors pas exclue. Dans un monde où tout s’accélère et se bouscule, le branché, placé en état d’urgence quasi permanent court en effet deux risques.
Le premier de ces risques est de réagir à l’impulsion afin d’éviter ce qu’on pourrait appeler « l’effet bouchon » : l’accumulation incontrôlable d’informations interdisant leur traitement efficace. Face à une pile de notes, à une succession d’emails urgents et à un sans fin de sollicitations téléphoniques, il faut aller vite. Non seulement il faut toujours être connecté, mais il faut aussi pouvoir répondre rapidement. Dans cette accélération, synonyme de diminution du temps de réflexion, l’accessoire risque de recouvrir l’essentiel. Outre le stress lié à l’activité fébrile qui en résulte, le danger d’une telle réaction est de voir remplacer la réflexion et l’imaginaire par une espèce de réflexe à parer au plus pressé. Le branché se convertit en pompier cherchant à éteindre le feu de l’urgence là où il prend. Le coup de fil a dès lors priorité sur la personne présente, le courrier électronique sur le courrier postal, et le beeper arrête tout, séance tenante. Comme si l’individu ou l’organisation se mettaient aux ordres de l’urgence, l’advenant supplantant l’existant. Focalisées sur la réaction aux sollicitations immédiates, personnes ou structures courent alors le risque de perdre tout pouvoir stratégique au profit de pures tactiques d’adaptation à un environnement qu’elles ne maîtrisent plus. Dans ce cas, l’information devient bruit, la vitesse précipitation, et les passages à l’acte font office de décisions. D’actif et réfléchi, le choix devient réactif et improvisé, et a donc toute chance d’être dépendant.
Le second risque est de se mettre à hésiter dans l’urgence. Les prises de décision deviennent alors autant de violences que l’individu s’impose dans une situation qu’il ne maîtrise plus. Tensions, stress et parfois même anxiété ont alors toutes chances d’apparaître. Le branché se sent non plus interpellé mais harcelé. Tout un ensemble de pathologies psychosomatiques sont associées à cette contradiction dans laquelle se place l’individu en « surchauffe » occupationnelle. D’un côté la conscience de l’urgence, de l’autre celle de ne pouvoir y faire face, ce qui ne fait qu’augmenter la pression. Il est même des cas où l’individu reste comme « sonné » devant trop d’interpellations. Pour lui, la seule façon de ne pas cesser d’exister complètement, est alors de « craquer ». Entrant dans un véritable état de catalepsie, il « démissionne » par overdose communicationnelle pour tomber dans un vide apathique 10.
4- Le tourbillon du zappeur
Cherchant à mieux cerner les effets pervers de cet écrasement du temps sur l’immédiat et de cette montée de l’urgence, je proposais, en paragraphe 6, la notion de « syndrome du zappeur ».
J’appelle « syndrome du zappeur » l’ensemble des symptômes du mal latent qui guette ceux qui vivent de façon trop entière une expérience d’ubiquité médiatique au point de s’y faire absorber. C’est tout à la fois l’insatisfaction du mieux potentiel introuvable, l’anxiété du temps perdu et celle du dernier moment, le désir jamais assouvi d’être ici et ailleurs en même temps, la peur de rater quelque chose d’important et de ne pas pouvoir tout faire, le stress des choix hâtifs et l’insatisfaction qui en découle, la confusion due à une surinformation éphémère, la tension entre une instrumentalisation croissante du rapport aux autres et une recherche de sentiments profonds (p. 178).
Après la « maladie » de l’urgence, je continuais donc à filer la métaphore médicale. Avec du recul, je ne suis pas certain que cette façon de désigner comme pathologiques des pratiques soit une bonne chose. Mes recherches m’ont amené à remplacer peu à peu la notion de syndrome par celle de tourbillon, à la fois plus neutre, expressive et proche du témoignage des personnes interrogées (plusieurs ayant spontanément employé ce mot).
Le tourbillon du zappeur est synonyme d’emballement occupationnel et d’agitation désordonnée. Comme sous l’effet d’une force centrifuge due à une accélération non maîtrisée, l’individu semble dépossédé du sens de son action. Contraint à réagir sur le mode de l’urgence à une masse d’information grandissante et à des aléas de plus en plus fréquents, il se trouve réduit à s’accrocher où il peut s’il ne veut pas sombrer, à « faire des coups », à développer des tactiques de nature opportuniste. L’acteur est alors moins mû par une logique de type stratégique, visant à adopter les meilleurs moyens par rapport à une fin qu’il s’est fixée, que par une logique de type tactique, visant à s’adapter au mieux à une situation qu’il ne domine plus. Ce n’est pas parce qu’il fait beaucoup de choses (y compris à la fois) ou va très vite qu’un individu tombe dans le tourbillon du zappeur, c’est parce qu’il expérimente une trop grande différence entre ses capacités cognitives, d’action ou de réflexion et ce qu’exigent comme réponses les situations qu’il traverse. C’est lorsque cette différence paraît insurmontable qu’apparaissent stress et agitation. Il s’agit donc d’une notion relative, propre à chaque individu.
La mise en évidence de ce tourbillon du zappeur, figure extrême de l’individu branché, a méthodologiquement pris une grande importante dans mes recherches ultérieures. Elle m’a permis de donner aux groupes des interventions sociologiques que j’ai depuis menées (mais aussi lors d’interviews individuelles) l’image de ce que peut devenir l’expérience de zapping médiatique lorsqu’on s’y absorbe trop. En faisant fonctionner le tourbillon du zappeur comme un idéal-type, j’ai pu définir avec les personnes que j’interviewais la plus ou moins grande distance qui les en séparait. Le mesure de cet écart et le récit de l’attirance ou au contraire de la répulsion que le tourbillon suscitait chez elles a grandement contribué à dégager une forme de connaissance. Avant la rédaction de l’article de 1996, je n’avais rencontré aucune personne étant tombé dans ce tourbillon. Et je pouvais écrire qu’
aucun des participants ne s’y est totalement reconnu. Plusieurs ont même déclaré en être très éloigné. Pourtant, tous ont admis le connaître d’une certaine façon et surtout, tous le tiennent pour un danger potentiel. Le syndrome du zappeur est ce qu’il faut éviter : voilà le constat unanime des participants à nos groupes. « On a tous un pied dedans, il faut éviter d’y mettre les deux » (p. 179).
Depuis, j’ai rencontré plusieurs « noyés », mais n’en ai pas fait un sujet d’étude. J’ai par contre continué à faire fonctionner cet idéal-type comme unrepère d’analyse. Grâce à lui, il devient beaucoup plus facile de lire les conduites liées à l’expérience de zapping médiatique et occupationnel, et de leur donner un sens. Dit de façon lapidaire : toutes visent une pleine expérience de dédoublement et de densification du temps sans pour cela courir le risque de tomber dans le tourbillon du zappeur. Mais ces conduites sont hétérogènes. Elles peuvent être classées en trois : le refus, la fuite en avant, et la ruse. Déjà repérées en 1996, je les exposerai plus loin.
5- Retrouver le temps
Le tourbillon du branché-zappeur attire. Il attire parce que la force du courant qui l’alimente est celle du système économique actuel basé sur la généralisation de la gestion en « temps réel » et qu’il est difficile d’échapper à sa pression. Il attire aussi parce que la forme qu’il donne à l’action (la vitesse, le défi, le zapping, le sentiment de puissance) n’est pas sans procurer une certaine jouissance à ceux qui l’expérimentent. Il attire enfin peut-être parce qu’en ramassant le temps dans une sorte de présent continu, il « distrait » (au sens pascalien du terme) l’individu du temps qui passe, et donc de questions existentielles potentiellement inquiétantes 11 (p. 181).
Mais contre cette attirance, j’indiquais qu’une réaction apparaissait et pouvait être observée :
Face à la dispersion et à l’égarement qu’il peut engendrer, à l’aléatoire trop souvent côtoyé et au stress qu’il suscite, à l’éphémère renouvelé dans une sorte d’éternel présent, une réaction apparaît. Elle renvoie à une logique critique qui vise à ne pas se laisser déposséder de sa propre temporalité, de ses propres rythmes au profit d’une mise en synchronie universelle qui unirait « en temps réel » tous les « branchés » du « grand réseau » dans une sorte de compulsion totalisante. Cette logique critique déroule ce que l’urgence ficelle. Elle résiste à l’idée que la vie ne serait qu’une suite d’instants et d’événements sans liens entre eux. Elle rétablit la durée et replace l’individu dans une continuité qui lui permet de renouer avec un ordre possible de référence. Elle réintroduit l’épaisseur du temps de la maturation, de la réflexion et de la méditation là où le heurt de l’immédiat et de l’urgence oblige à réagir trop souvent sous le mode de l’impulsion (pp. 181-182).
Cette logique est celle de la mise en perspective de soi dans le temps sous la forme d’un récit, d’une narration sans cesse revisitée. Car, en définitive, ce n’est pas le temps qui passe mais l’individu. Le temps que l’on découvre alors est celui du passé, du souvenir et du retour sur soi. C’est aussi le temps de l’anticipation, de la crainte ou de l’espoir. La possibilité, grâce au portable, de pouvoir joindre immédiatement son interlocuteur pour lui faire part d’une intuition, d’une idée ou d’un élan sentimental est sans doute une chance. Mais elle peut aussi représenter un danger pour l’émotion pensée non plus comme impulsion mais comme tension créatrice. Le risque réside dans le fait de voir l’impulsion chasser l’imagination, et le bavardage remplacer l’échange. Le silence et le différé, condition de retour sur le passé et de projection sur l’avenir, sont les complices d’un présent créateur. Mais, lorsque ce présent n’est plus qu’une succession d’immédiats éphémères, où se situe la continuité ? Que reste-t-il en particulier comme trace de l’échange, de la tension vers l’autre et des sentiments que son absence peut susciter ? Si Balzac avait pu téléphoner à Madame Hanska ses Lettres à une étrangère auraient-elles seulement été écrites ? Pourrions-nous, plus de quatre-vingts ans après, partager l’émotion d’Apollinaire pensant à sa chère Lou s’il avait pu, « en temps réel », lui faire part de son désir et de ses rêveries ? Ce temps de la tension créatrice se donne à vivre dans l’arrêt, l’attente, le différé et la mise à distance. Il est non superposable et non susceptible d’être dédoublé : l’individu y contient tout entier12.
Cette logique critique rappelle que, derrière l’apparence trompeuse d’un temps unique, universel et synchrone (celui des heures de la montre, des jours de l’agenda et des mois du calendrier), le temps est hétérogène. Qu’il n’y a pas un temps, mais des temps. Que la réalité du temps n’est pas seulement le temps réel. Que, face à l’entrée massive de notre société dans une culture de l’immédiat, de l’impulsion et de l’urgence généralisée, il y a des moments qui résistent à l’accélération, des durées qui ne sauraient être brusquées, et des instants qui échappent à la logique du gain et de la vitesse. Ces moments, ces durées et ces instants sont indispensables à la formation de soi comme sujet, c’est-à-dire comme acteur capable de construire sa vie de façon autonome. Cette prise de distance en regard de l’instant permet à l’individu de se retrouver et en particulier de vivre une certaine autonomie par rapport à son rôle de gestionnaire efficace que tout le monde (y compris une part de lui-même) s’accorde à lui voir jouer. Elle lui permet de se « regarder de l’extérieur » et de concevoir sa vie non seulement comme déterminée par son héritage et par son insertion dans un système d’interdépendance, mais aussi comme le produit de sa réflexivité et de sa liberté individuelle. L’objectivation du monde qu’opère la modernité concerne aussi l’individu en lui donnant une définition extérieure de ce qu’il est (statut, rôles qu’il doit jouer, ressources sociales auxquelles il a recours pour agir). Or (toute l’œuvre de Georg Simmel nous le montre de manière particulièrement saisissante), l’individu moderne ne parvient jamais à totalement coïncider avec cette objectivité-là. Ilest cela : sa capacité réflexive l’en informe sans contestation possible. Mais il se sent aussi autre chose : une partie de son être se dérobe, sans cesse rétive à être cernée par une quelconque objectivité. Ce « reste de soi profond » est vécu par l’individu comme intrinsèquement personnel, intérieur, irrécupérable. Cette scission entre objectivité et subjectivité le soumet à une tension dont il ne peut se défaire.
Cette tension, qui est au fondement même des modalités existentielles de la modernité, se trouve multipliée chez l’individu contemporain. La mise à distance du monde, qui a accompagné son objectivation et sa rationalisation, a permis de le rendre plus maîtrisable et contrôlable. Comme le souligne Giddens (1994), le développement technologique et organisationnel a délivré l’individu des dangers et craintes situationnelles d’autrefois. Mais l’approfondissement du caractère objectif de la vie, en désamorçant les réponses sociales « enchantées » qu’apportaient mythes et traditions au questionnement existentiel, est aussi celui de l’insécurité ontologique. Celle-ci conduit l’individu à un nécessaire travail de construction de son existence de telle sorte qu’elle puisse avoir un sens à ses propres yeux. En somme, en l’absence d’un traitement social, l’individu doit trouver en lui-même le sens de son existence et surtout en expérimenter l’efficience sous la forme d’un contentement et d’un sentiment de vérité. La radicalisation instrumentale du réel se traduit chez l’individu par un besoin de préserver sa propre subjectivité sous une forme d’authenticité de soi à soi et de soi aux autres. C’est précisément à cette préservation que renvoie la logique critique sous la forme d’un écart, d’un « quant-à-soi empêchant l’individu d’être totalement son rôle ou sa position, d’être son personnage social » (Dubet, 1994, p. 129).
Rapportée à la consommation médiatique, cette même logique critique est indispensable pour « faire sens » dans l’inflation d’informations qui nous submerge. Comme le remarque Edgar Morin (1981, p. 26), « l’excès d’information étouffe l’information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d’événements sur lesquels on ne peut méditer parce qu’ils sont aussitôt chassés par d’autres événements (…) Alors que l’information apporte forme aux choses, la surinformation nous plonge dans l’informe. » Pour pouvoir « donner forme » aux informations, une prise de distance est nécessaire. Pour cesser d’être étourdi par leur défilement, troublé par leurs couleurs changeantes et ébloui par l’éclat de leur nouveauté, il faut savoir prendre du recul, être capable d’arrêter leur déferlement. À cette seule condition, ces mêmes informations peuvent être rapportées à un système de représentations et de significations qui permet, par la comparaison, la confrontation et la vérification, de formuler une interprétation. Mais l’individu-zappeur, obsédé par le mieux, a tendance à faire défiler de plus en plus vite ce qui lui est proposé afin d’être sûr de faire « le bon choix » ou d’avoir « la bonne information ». Tout, dans la stratégie économique et les tactiques publicitaires des opérateurs de réseaux et des fournisseurs de service est fait pour encourager ce « désir de mieux ». L’offre en réseaux d’information, en services interactifs et en machines à communiquer ne cesse de s’amplifier. Bien sûr, personne ne s’en plaint. Mais il n’est pas certain que chacun possède une culture de la modération, de la distance et de la réflexion capable de résister à cette offre en information et en communication 13.
6- L’expérience temporelle du branché
L’expérience du branché dans la gestion du temps est le produit d’une sorte de dialogue tendu entre deux logiques d’action, sachant que l’une ne saurait entièrement recouvrir l’autre. D’un côté, une logique de gains et de vitesse qui est celle de la connexion, de la mise en synchronie et de l’urgence. De l’autre, une logique critique qui est celle de l’aménagement d’un temps à soi, de prise de distance et de déconnexion.
En 1996, je n’étais pas encore parvenu à théoriser cette tension comme un des éléments centraux de l’expérience du branché. J’en restais à la description de trois conduites : le refus, la fuite en avant, et la ruse (paragraphe 7). Ce n’est que quelques mois plus tard, après être parvenu à graphiquement représenter l’expérience du branché dans sa complexité (Jauréguiberry, 1997) que ces conduites m’apparurent dans toute leur signification 14. Lorsque l’expérience du branché est trop fortement soumise à la logique de gains, d’immédiateté et de vitesse, elle s’effondre et menace de tomber dans le tourbillon du zappeur. La volonté, lorsqu’elle existe, d’y échapper donne généralement naissance à une conduite de fuite en avant. Voyant qu’il se fait posséder par une accélération non maîtrisée, le « branché dépassé » nourrit l’espoir qu’une gestion encore plus rentabiliste de son temps va lui permettre d’échapper au tourbillon. Son exaspération communicationnelle se traduit alors souvent par une exacerbation de son désir technique. À l’affût des dernières découvertes, il pense qu’une meilleure couverture du réseau, une plus grande intelligence de transmission, de nouveaux terminaux multifonctions, lui rendront un peu de temps et lui permettront de se retrouver. Soumettant (consciemment ou pas) leur vie à une logique de rentabilisation du temps, ceux qui adoptent cette attitude n’ont souvent pas d’autre choix que cette fuite en avant.
Lorsque l’expérience du branché est, à l’inverse, entièrement dominée par la logique de distanciation, elle conduit à une exigence d’authenticité et souvent à un enfermement subjectiviste dont le « temps à soi » constitue l’horizon. La déconnexion totale des technologies de l’information et de la communication (TIC) est une conduite extrême et très rare. Mais elle existe : sans pour cela se convertir en ermites, ceux qui « se retirent » se renferment sur leur foyer, leur maison, leur jardin… Ils cherchent (je reprends leurs termes) une « nouvelle simplicité », une « vérité de vie », une capacité à « être pleinement là ». Mais la majorité ne peut pas se déconnecter totalement. La pression économique et sociale est tout simplement trop forte. La tentation est alors grande de cliver les communications. D’un côté les communications « rentables », intéressées et stratégiques pour lesquelles la rapidité concourt à leur réussite, et de l’autre les communications « gratuites », intersubjectives et conviviales pour lesquelles le temps n’est pas compté. D’un côté, la communication « utile » et de l’autre la « vraie communication ». Les télécommunications nomades sont associées à la première, dans leur capacité même à organiser la seconde qui, elle, se fait (encore ?) en face-à-face.
La fuite en avant (connexion continue, hyper équipement, abandon de soi dans l’intensité) et le refus (déconnexion totale, burn out) sont des conduites de rupture avec l’expérience du branché. Les deux relèvent finalement d’une impossibilité ou d’une incapacité de conjuguer le désir ou la nécessité d’être « branché » avec la volonté de préserver un temps à soi. Une pleine expérience de « branché » renvoie au contraire à la nature hétérogène des logiques d’action qui la déterminent : utilitaire d’un côté, guidée par un souci de performance, d’efficacité et de gain, et critique de l’autre, motivée par la volonté de ne pas soumettre l’ensemble de sa vie à une mise en synchronie constante.
Il s’ensuit des conduites de compromis, de ruse, de fines tactiques permettant de conjuguer au mieux ces deux exigences. Elles consistent pour l’essentiel à instaurer des filtres intelligents entre le réseau (la mise en synchronie) et l’acteur (recul réflexif, temps à soi). Il s’agit de garder le contact sans en devenir l’esclave. Ces filtres sont généralement une tierce personne (en particulier le secrétariat sur le lieu de travail et le conjoint ou les enfants au domicile), un système mécanique de mise en différé (boîte vocale du portable, beeper, répondeur enregistreur et fax) ou un système de filtre en temps réel (répondeur enregistreur). Le succès des SMS et du courrier électronique s’inscrit dans cette logique. Une autre forme de mise à distance, que l’on pourrait appeler « repos du guerrier », consiste à se déconnecter de façon régulière mais éphémère afin de se « requinquer ». Cette attitude est assez perverse puisqu’elle permet d’encaisser stress et urgence sans pour cela remettre en cause le mode de fonctionnement du système qui les produit. Ce sont par exemple les demi-heures de zen ou de « respirations profondes » organisées par l’entreprise pour ses employés ou de petits stages de déconnexion. « On travaille tous trop, me disait un cadre d’une start up de la Silicon Valley, on est tous workaholics, alors, de temps en temps, on fait des petits stages de désintoxication ». Et l’un des principes essentiels de ces stages consiste précisément à être totalement déconnecté. Tous les ans, le festival Burning man a lieu, durant une semaine, dans le désert du Nevada. En 2005, ils étaient plus de 30 000 à passer une semaine sans portable, « déconnectés mais branchés sur tous ceux qu’ils croisaient ». Il est intéressant de noter que ce sont des techniciens, des ingénieurs et des managers qui fréquentent majoritairement ces lieux, avec quelques utopistes, évidemment. Finalement, lorsque la vie devient trop stressante, l’urgence trop pressante, on zappe sur un petit stage de déconnexion pour se recharger…
Bien sûr, l’équilibre est précaire et doit sans cesse être rétabli. Il est des situations ou des périodes où le tourbillon du branché attire plus que d’autres où la volonté critique de prise de distance et de préservation d’une temporalité individuelle l’emporte. Mais c’est précisément parce qu’il n’existe pas de solution définitive en la matière que l’on peut parler, à propos de ceux qui se livrent à ce travail de mise en cohérence, d’acteurs sociaux en train de définir un nouvel enjeu social : le droit à la déconnexion.
7- Le droit à la déconnection
En conclusion de l’article, j’écrivais que le dédoublement du temps n’était vécu positivement que s’il était volontaire, et que, dans tous les autres cas, il risquait d’être subi comme une contrainte, un contrôle, un harcèlement, une source de stress. J’en déduisais :
Il y a donc de fortes chances pour que la société informationnelle qui se dessine sous nos yeux connaisse une nouvelle catégorie (s’ajoutant aux autres) de riches et de pauvres. Les premiers occuperont une position les autorisant à pouvoir se déconnecter, les seconds, non. L’inaccessibilité devient inégalitaire. Pour l’instant, seule une minorité de la population vit cette expérience d’ubiquité médiatique. Et cette minorité est précisément composée de ceux (cadres supérieurs et dirigeants) qui possèdent le plus de ressources organisationnelles et de moyens culturels pour ne pas se laisser happer par le tourbillon du zappeur. Mais il n’est pas interdit de penser que, le « branchement universel » s’étendant à une proportion grandissante de la population (en particulier à des catégories professionnelles mises en situation de « harcèlement télécommunicationnel » par leur hiérarchie), le « droit à la déconnexion » devienne un enjeu social (p. 184).
La distinction que j’opérais il y a dix ans entre ceux ont le pouvoir de se déconnecter et ceux ont le devoir de rester branchés est désormais partout observable. Elle se donne particulièrement à voir sous la forme de l’extension des notions de garde et d’astreinte à des catégories professionnelles restées jusqu’alors en dehors de ce phénomène de gestion omniprésente de l’urgence. Jusqu’à la généralisation des portables, seuls certains professionnels connaissaient en effet les « astreintes », terme par lequel on désigne le fait d’être constamment disponible, prêt à intervenir immédiatement en dehors des horaires habituels de travail : la nuit ou l’espace d’un week-end par exemple. Les inspecteurs de police, les pompiers, les médecins hospitaliers, bref les professionnels de l’urgence « classique » connaissaient bien ces temps d’astreinte durant lesquels il ne fallait pas qu’ils s’éloignent de leur lieu de travail ou qu’ils quittent leur Alphapage. Mais la banalisation des portables, couplée à l’extension d’une gestion à flux tendus et en temps réel dans des branches de plus en plus nombreuses de l’activité économique, est synonyme d’extension — très peu contrôlée pour l’instant — de la nécessité de rester branché, à l’écoute de son entreprise en dehors de son temps de travail. Ainsi, sous prétexte de sécurité ou de concurrence, des catégories entières de cadres ont gracieusement été dotées par leur direction de portables qui permettent de les joindre en tout lieu et à toute heure. Cadres supérieurs, responsables de directions, lignes ou secteurs, ils sont le nerf de la guerre économique qui oppose leur entreprise à ses concurrentes. Ils n’en sont toutefois pas les dirigeants ou les responsables ultimes. Ils gèrent plutôt les décisions de la direction en fonction des aléas internes de l’entreprise et des exigences externes du marché. Sans cesse sur la brèche, go-betweens incontournables, l’agilité des télécommunications les met dans une situation d’écoute et de disponibilité constantes. En aval, les personnels dont ils sont responsables ont en effet de plus en plus tendance à se référer directement à eux avant de prendre une décision face à une situation imprévue. C’est la réaction : « en cas de problèmes, on téléphone à la hiérarchie » (effet parapluie). Or, ces problèmes, dans notre économie concurrentielle d’adaptabilité, tendent précisément à se multiplier… En amont, les dirigeants ont, de leur côté, de plus en plus tendance à se détacher des interpellations à très court terme au profit d’une distance réflexive. Véritables « cadres fusibles », ils supportent toute l’intensité des flux informationnels de l’entreprise. Cette mise sous tension permanente, qui empiète très largement sur la vie privée de ces cadres hyper communicants, explique sans doute pourquoi certains d’entre eux « fondent les plombs » (précisément) ou « craquent » brusquement sans raison apparente…
Un nombre grandissant d’artisans et de professionnels indépendants supportent une tension similaire. N’ayant pas les moyens économiques ou organisationnels de se payer un secrétariat qui pourrait les décharger de ce nouvel afflux informationnel incontournable, ils doivent gérer de plus en plus de choses en simultané ou dans l’urgence. Le phénomène touche encore plus fortement les personnels nomades qui sont désormais contrôlés à distance par leur hiérarchie. Jusqu’alors en effet, l’autonomie des employés nomades devait beaucoup à la disjonction entre leur temps et leurs espaces de travail. Parce que physiquement éloignés de tout contrôle, ils pouvaient se livrer à des « aménagements personnels » de leur temps de travail, pourvu que les tâches attendues soient effectuées. Ils prenaient connaissance, en début de journée, du travail à effectuer puis commençaient leur tournée ou bien partaient sur leurs lieux d’intervention où ils demeuraient maîtres de leur temps. À partir du moment où il est possible de les surveiller en temps réel, la distance n’est plus synonyme de liberté. Au contraire : parce qu’éloignés, il semble bien qu’ils soient désormais davantage contrôlés ! L’exemple type en la matière est celui des routiers : grâce au GPS et au portable, leur siège (hiérarchie gestionnaire) est constamment informé de l’avancement de leur travail. Le routier continue certes de gérer son temps, mais en se sachant observé, ce qui lui enlève une grande part de liberté. Jusqu’alors, il devait, en tant que salarié, parvenir à la meilleure synthèse possible entre, d’une part son désir de réaliser son travail le plus agréablement possible (ou, en tout cas, le moins péniblement : par exemple en s’aménageant des pauses, en prenant le temps de discuter avec les personnes rencontrées ou en décidant de son trajet) et, d’autre part, la nécessité de réaliser la tâche pour laquelle il était payé dans le temps imparti par le patron. Il pouvait ainsi fort bien décider de s’arrêter deux heures au lieu d’une heure et de conduire ensuite six heures sans interruption… Il était maître à bord. La rationalité de sa direction (tendant à toujours plus d’efficacité par une accélération des rotations) était « interprétée » par le routier, traduite à sa mesure. C’est cette gestion propre qui semble disparaître. Il ne s’agit plus pour lui de faire un plan de route et de l’adapter selon sa forme, son humeur ou les aléas de la route, mais de suivre des directives précises, sans cesse réactualisées et auxquelles il doit se soumettre. En particulier, il n’est pas rare qu’un routier se voie désormais détourné pour prendre en compte un chargement « plus urgent ». Le « siège » mesure sans doute mal le degré de désappointement que de tels changements, trop souvent répétés, peuvent produire. De planificateurs de temps impartis et de tâches à accomplir, les chauffeurs deviennent des fonctions programmables à distance. Leur capacité d’improvisation et la fierté même d’exercer le métier de routier s’en trouvent atteintes. À trop vouloir fonctionnaliser et rentabiliser ainsi leurs employés en déplacement, les directions courent le risque de les voir se désinvestir d’une part de leurs responsabilités. Derrière la perte ou, tout au moins, la diminution d’autonomie de l’employé nomade, c’est le rapport de force entre deux logiques d’action qui se trouve modifié. D’une part, celle de l’employé, qui vise à avoir le plus de liberté possible pour gérer son emploi du temps et, d’autre part, celle de la direction qui vise à mieux contrôler ses employés distants afin de rendre leur travail plus efficace et leur déplacements plus rentables. D’un côté donc, une logique d’autonomie, de maîtrise et d’initiative dans le travail, de l’autre une logique de branchement, de réactivité immédiate et de prescriptions.
Pour l’heure, cette nouvelle forme de contrainte est surtout individuellement vécue. Le « cadre fusible », l’artisan ou l’employé nomade est d’abord confronté à lui-même. Dans certains cas même, il y a comme une intériorisation de la contrainte organisationnelle présentée… comme une liberté individuelle (celle, par exemple, de pouvoir rester chez soi durant les gardes… tant que tout va bien). Le coût social du stress, de l’énervement ou du malaise provoqués par cette nouvelle donne dans l’entreprise n’est collectivement pas mesurable. Il semble renvoyer à des problèmes d’ordre purement individuel ou même psychologique. Pourtant une main invisible agit bien et les liens de dépendance renvoient bien à des formes de pouvoir, de domination et donc à des problèmes collectifs. Ce sont des catégories entières de personnel qui les connaissent désormais. Il y a donc de fortes chances pour, qu’au cours des prochaines années, une prise de conscience se fasse autour de ce thème et qu’un nouveau droit en vienne à être revendiqué : le droit à la déconnexion et à l’isolement, le droit de refuser de porter un beeper jour et nuit ou bien d’être téléphoniquement partout et constamment joignable. Le droit à la dignité des personnes qui ne sauraient être réduites à être des fonctions ou des ressources contrôlables et corvéables à distance. Un droit dont l’application ne serait synonyme ni de sanction, ni de fuite, ni d’enfermement.
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Notes
1 « De l’usage des téléphones portatifs comme expérience du dédoublement et de l’accélération du temps », Technologies de l’information et Société (TIS), vol. 8, n° 2, 1996, pp. 169-187.Consultable en ligne : <http://revuetis.mshparisnord.org/article.php3?id_article=144>.
2 « J’ajoute, mais je ne corrige pas. Premièrement parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu’il n’y ait plus droit. Qu’il dise, s’il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu’il a vendue… Secondement parce que, pour mon regard, je crains de perdre au change : mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent que nous corrigeons les autres », Montaigne, Essais, PUF, 1965, pp. 963-964.
3 Les citations du texte de 1996 apparaissent en alinéa.
4 En septembre 2007 en France, on compte 52 millions d’utilisateurs et le taux d’équipement est de 83 %.
5 Dix ans après, le thème du paragraphe 3 (le stress de la déconnexion dû à une mauvaise couverture hertzienne de la zone, à une panne ou à un oubli du téléphone portatif) m’apparaît désuet.
6 Pour un développement optimiste de cette vision, voir par exemple Lipovetsky (1983,1987).
7 Zaki Laïdi (2000) souligne les dangers qu’une telle absorption du futur par le présent représente pour la démocratie. Le politique, pensant renouveler sa légitimation en se mettant à l’écoute de l’immédiat, perd son pouvoir visionnaire producteur de projet pour le futur au profit d’un rôle gestionnaire destiné à surmonter des contraintes du présent. La réduction de la distance entre gestion de l’immédiat et représentation du futur accompagne la chute des catégories de l’espoir, de l’attente ou de l’utopie politique.
8 Elle a aussi été reprise par Nicole Auber dans son livre consacré au culte de l’urgence (2003).
9 Nous ne traiterons pas ici de l’aspect moral de l’affaire… Notons simplement que la célébration du toujours plus et du toujours mieux semble se muer en règle de conduite dont l’opportunisme se nourrit aux dépens du devoir que plus aucun fondement n’alimente. Sur ce thème, voir Zygmunt Bauman (2003).
10 Sur ce thème, voir Nicole Aubert (2003). Toute « gestion en temps réel » ou tout « pilotage en situation d’urgence » ne saurait évidemment conduire à une telle situation. Non seulement parce que les réactions à l’urgence peuvent avoir été planifiées de façon préalable (on parle alors de « procédures », fruits d’anticipations stratégiques), mais aussi, de façon plus fondamentale, parce que ces réactions peuvent relever d’une rationalité, certes limitée par le temps, mais non hétérogène à une continuité stratégique pourvoyeuse de sens.
11 Si l’on accepte en effet, avec Heidegger, que c’est parce qu’il « s’insère dans le temps » (Zeitigung) que l’individu a conscience de son « être-là » (Dasein), et que cette conscience est avant tout celle de sa finitude individuelle (l’être est dans la conscience du temps qui est celle de sa mort), on peut penser que l’écrasement du présent sur l’immédiat est aussi une façon d’échapper à l’angoisse qu’une telle conscience entraîne.
12 Pour une généalogie de cette temporalité individuelle, voir Helga Nowotny (1992) ; pour la « mise en intrigue de soi » grâce à ce dégagement temporel, voir Paul Ricoeur (1983).
13 Sur ce sujet, l’analyse de Gérard Claisse est bien pessimiste : « À l’interconnexion en temps réel de nos prothèses informationnelles, répond la déconnexion généralisée de nos capacités à comprendre, à mettre en perspective, à contextualiser, à interpréter les informations qui nous parviennent. L’information entre, sort, circule, mais ne s’arrête pas. La prolifération d’informations nous rend aveugles. » (1997, pp. 123-124).
14 Il serait ici trop long de décrire cette expérience. Notons simplement qu’elle peut être représentée comme un cercle sur lequel agissent les forces attractives correspondant à trois logiques d’action (intégration, utilitaire et critique) auxquelles correspondent trois types d’action (être branché, être efficace, être autonome) et qui se donne à voir sous trois conduites archétypales : zapper, filtrer et préserver. Plus le branché se situe au centre du cercle, et plus il est en position de vivre une pleine expérience : sa position d’équidistance lui permet de ne pas être trop violemment attiré par l’une ou l’autre des forces. Au contraire, plus il est proche de la circonférence, et plus son action a de chances d’être aspirée par l’attraction d’une force ou par la résultante de deux. L’attraction de la force opposée (sur le cercle de l’expérience) peut dans certains cas être si faible que le branché se retrouve déséquilibré au point de tomber dans une situation qu’il ne maîtrise plus. Il quitte alors expérience, happé par l’attraction de l’une ou l’autre des logiques d’action.
Référence:
Francis Jaureguiberry, « Les téléphones portables, outils du dédoublement et de la densification du temps : un diagnostic confirmé », tic&société [En ligne], Vol. 1, n°1 | 2007, mis en ligne le 15 février 2008, Consulté le 21 janvier 2011. URL : http://ticetsociete.revues.org/281
Les théories sur le non-usage des technologies de communication
19/01/11
Jauréguiberry Francis*
Ce texte a été présenté lord du colloque « Regards croisés entre la sociologie de la communication et la sociologie des sciences et des techniques » qui a eu lieu les 19-21 mai 2010 à Namur (Belgique).
Résumé : Présentation synthétique des principales théories explicatives du non-usage des technologies de communication. Après plus de vingt ans d’une claire domination des approches du non-usage en termes de déficience, de manque ou de retard en regard de la mise en place d’une nouvelle normalité à la fois technique, économique et sociale (la connexion), une nouvelle façon d’aborder la question est apparue ces dernières années. Elle remet en cause les pratiques de simple catégorisation alimentée par une sociologie quantitative de la consommation (qui rabat les non-usages sur une même catégorie par défaut), mais aussi par un réel souci d’égalité (volonté de réduire la fracture numérique). En étudiant la pluralité des situations de non-usage et en montrant l’hétérogénéité de la catégorie même des non-usages, elle permet en particulier de poser le problème de la fracture numérique au second degré (en terme de disparités d’usages liés à des inégalités sociales) et celui des non-usages volontaires (comme forme de résistance aux effets pervers d’une connexion généralisée).
1. Généalogie : sociologie de la diffusion
Historiquement, la problématique des non-usages est apparue avec la sociologie de la diffusion dans les années 1950. Bien sûr, la question du désintérêt, de la résistance ou du refus d’adopter une innovation technique avait déjà été posée. Il n’y a qu’à évoquer la révolte des Canuts au XIXe siècle et l’ensemble des interprétations qu’elle a suscitées pour s’en convaincre. Mais jamais auparavant la sociologie ne s’était emparée de ce thème pour en faire un objet d’étude à part entière.
La figure emblématique de ce premier modèle est le sociologue américain Everett M. Rogers. Ses interrogations sur la diffusion n’apparaissent pas ex nihilo : elles s’inscrivent dans une tradition anthropologique américaine qui, sous le nom de diffusionnisme, s’intéressait déjà aux modes d’adoption des innovations et dont le représentant le plus significatif fut Alfred Kroeber. L’article de Bryce Ryan et Neal Gross (1943) sur la diffusion du maïs hybride dans l’Iowa s’inscrit dans ce courant de pensée. Mais la publication en 1962 de l’ouvrage-clé de Rogers intitulé Diffusion of innovations marque une étape importante dans l’histoire des théories de la diffusion.
En modélisant le processus d’adoption de l’innovation en cinq phases, Rogers offre un schéma général susceptible d’être appliqué à toute innovation (qu’il s’agisse d’un objet technique ou simplement d’une idée nouvelle). Ces cinq phases sont la connaissance (exposition à l’innovation et acquisition de quelques notions sur son fonctionnement), la persuasion (début d’une prise de position sur l’innovation), la décision (choix d’adoption ou pas), la mise en œuvre (utilisation et évaluation de l’innovation) et la confirmation (affirmation du choix). Parallèlement, Rogers pose que, pour être adoptée, une innovation technique doit répondre de plusieurs caractéristiques : son avantage relatif (non seulement en termes de prix ou de bénéfices escomptés, mais aussi de prestige ou de distinction), sa compatibilité avec les valeurs du groupe d’appartenance et les expériences antérieures, sa complexité (plus ou moins grande difficulté à la comprendre et à l’utiliser), son « essayabilité » (possibilité de la tester et de l’expérimenter), et enfin sa visibilité (disponibilité à être observée et évaluée en fonction de résultats).
De leur côté, les usagers sont classés en cinq profils types selon la façon dont ils se placent sur l’échelle temporelle de la diffusion : les innovateurs, les adoptants précoces, la majorité précoce, la majorité tardive, et les retardataires (Rogers, 1995, p. 22). Les innovateurs sont des personnes audacieuses, porteuses du changement, toujours à l’affût des dernières idées et découvertes. Elles n’hésitent pas à se jeter à l’eau pour anticiper des apports positifs de l’innovation. Prenant appui sur l’étude de diffusion de plusieurs innovations, Rogers établit l’idéal-type du modèle de diffusion d’une innovation : il évalue à 2,5 % le nombre de ces innovateurs qui, selon lui, « jouent un rôle de porte d’entrée pour le flux des nouvelles idées vers le système social ». Le second profil décrit les adoptants précoces qui s’intéressent avant tout le monde (hormis les innovateurs évidemment) aux nouveautés. Ils prennent eux aussi des risques dans la mesure où ils sont les premiers à adopter une innovation et donc à en « essuyer les plâtres ». Ils représentent environ 13,5 % des utilisateurs. La majorité précoce qui leur succède dans le temps est dynamique mais prudente : elle n’adopte l’innovation qu’une fois les avantages de celle-ci amplement prouvés. L’innovation est vécue par elle comme une plus-value ne déstabilisant pas ce qu’elle connaît déjà. À ce stade, la nouveauté n’en est plus vraiment une dans la mesure où le cap des 50 % d’utilisateurs potentiels est atteint. Cette majorité est chiffrée par Rogers à 34 %. La majorité tardive est composée de « ceux qui suivent » (34 %) et qui adoptent l’innovation parce qu’elle devient incontournable. Enfin, les retardataires (16 %) sont ceux qui mettent beaucoup de temps à adopter l’innovation ou qui la refusent. Et c’est bien évidemment ce dernier profil qui nous intéresse.
Les deux dernières catégories (que Rogers évalue donc à 50 % de la population concernée) ne sont finalement perçues qu’à travers leur passivité : ils adoptent plus ou moins rapidement l’innovation et, lorsqu’ils la refusent, leur conduite est interprétée comme une résistance au changement. Cette résistance n’est jamais abordée de façon positive, par exemple comme un refus potentiellement porteur d’un contre-modèle de développement. Elle est perçue par Rogers comme un retard synonyme de lourdeur ou d’incapacité à comprendre le progrès. De façon significative, il appelle les derniers individus à adopter l’innovation, les retardataires (laggards). Cette vision sous-entend un a priori favorable à l’innovation : elle postule que l’innovation est toujours positive. La problématique consiste alors à surveiller le degré d’acceptation du milieu réceptif qui l’adoptera plus ou moins rapidement.
Il est aussi possible de critiquer la vision très dichotomique de ce modèle (objet technique d’un côté, société réceptrice de l’autre) en ce qu’il s’interdit de prendre en compte les transformations techniques qui ne manquent pas d’être effectuées au cours même du processus de diffusion par effet de feed-back. Les données de la fameuse courbe en S qui modélise la diffusion dans le temps ne sont donc pas exactes puisque le succès mesuré au temps t + 1 (par exemple au haut de l’S étiré) ne concerne plus tout à fait le même objet apparu au temps t (par exemple en bas de l’S). Entre temps, des améliorations, prenant en compte les premières observations d’usage, auront en effet été apportées. Rogers lui-même reviendra sur ce parti pris technologiste en reconnaissant que l’innovation subit un processus de réinvention, terme qu’il introduit dès 1980 pour rendre compte de la façon dont les usagers modifient le dispositif au fur et à mesure qu’ils l’adoptent (Rice et Rogers, 1980). Dans la quatrième édition (1995) de Diffusion of inovations, Rogers consacre ainsi quelques pages (pp. 174-180) à ce processus et intitule significativement l’un de ses paragraphes « La réinvention n’est pas nécessairement mauvaise ».
2. les non-usagers, une catégorie par défaut
Par son côté normatif, facile à comprendre et semblant tomber sous le sens, ce modèle a connu un grand succès et souvent joué un rôle de guide prospectif au moment de lancer une innovation sur le marché. Depuis, ce modèle de la diffusion n’a cessé d’être amélioré, prenant en compte non seulement les effets de feed-back sur l’amélioration progressive de l’innovation mais aussi de multiples variables, par exemple le glissement du statut des leaders d’opinion au fil du processus. Par ailleurs, les techniques de traitement statistique sont devenues de plus en plus sophistiquées, les variations « en temps réel » des courbes projetées selon l’évolution interne de chaque variable en constituant le paradigme. Mais l’essentiel a consisté à cerner les facteurs qui freinent et contrarient l’adoption des innovations. Une multitude d’études empiriques ont été menées sur ce point, largement financées par les industriels qui avaient tout intérêt à mieux connaître ces points de résistance ou « de blocage et de crispations » pour reprendre leur vocabulaire. Les non-usagers sont d’abord abordés comme une catégorie par défaut dont on va chercher à cerner les contours. La plupart du temps décrits de façon péjorative, les non-usagers sont « à la traîne par déficit » : manque d’intérêt, de culture technique, de curiosité, de moyens financiers.
D’un point de vue méthodologique, il s’agit de relever statistiquement, dans un premier temps, les disparités en termes de taux d’équipement et d’utilisation pour, en un second temps, chercher à expliquer ces disparités en les corrélant avec les variables sociodémographiques classiques (âge, sexe, profession, revenu, habitat, taille de la famille). Des techniques statistiques sophistiquées sont mobilisées pour permettre de cerner la ou les variables supposées expliquer les écarts constatés.
C’est la plupart du temps par contraste que les non-usagers apparaissent. Par exemple si, dans une enquête, il apparaît que 67 % des 50-60 ans déclarent se servir d’Internet, alors on en déduit qu’il y a 33 % de non-usagers. Les non-usagers, c’est finalement ce qui reste une fois tous les cas de figure d’usagers épuisés. Ce genre d’enquête continue à régulièrement paraître sous forme de baromètre. Par exemple, dans la dernière enquête du CREDOC, on apprend qu’en 2009, 98 % des 18-24 ans ont un téléphone portable en France contre seulement 42 % des plus de 70 ans, ou que 94 % des personnes ayant un diplôme du supérieur sont équipés d’un ordinateur à domicile contre seulement 40 % de ceux qui n’ont pas, ou encore que 94 % des personnes ayant un revenu mensuel supérieur à 3100 euros ont un ordinateur à domicile contre seulement 48 % de ceux qui ont un revenu inférieur à 900 euros.
Presque tous les résultats pointent une étroite corrélation entre taux d’équipement et statuts économiques et culturels. Les non-usagers sont moyennement plus pauvres, plus isolés, plus vieux, ont de plus faibles compétences techniques, ont fait moins d’études et ont une moins grande confiance en eux. Ces corrélations vont être à la base de la problématique des exclus et de la fracture numérique.
3. Problématique de l’accès et fracture numérique
La ligne de fracture est ici avant tout matérielle : d’un côté ceux qui peuvent participer à la globalité de la société en réseau parce qu’ils ont accès aux équipements et connexions, et de l’autre les exclus qui n’ont pas cette possibilité. La notion de fracture numérique, telle qu’elle est majoritairement exposée dans les années 1990, désigne cette inégalité et renvoie donc exclusivement à un problème d’accessibilité technique. Les info-riches sont ceux qui bénéficient de l’accès matériel aux réseaux et terminaux adéquats, et les info-pauvres sont ceux qui en sont privés.
La lutte contre cette inégalité s’est muée en enjeu des politiques d’aménagement territorial. Il est révélateur d’observer comment, par exemple en France à la fin des années 1990, régions et départements se sont battus pour avoir les meilleurs taux de connexion et d’équipement. Derrière le droit à l’accès au nom d’un principe d’égalité, une volonté de puissance est toutefois clairement discernable : pour ses dirigeants, un territoire mal connecté risque en effet de rester en arrière, de se couper des courants mondiaux, de se transformer en péninsule éloignée. Une pleine intégration tant économique que sociale et culturelle nécessite une innervation la plus fine possible du territoire par les réseaux le plus performants. Selon cette perspective, les non-usages sont subis et renvoient à une inégalité en terme d’accès. Le terme de fracture numérique a d’abord désigné cette inégalité territoriale : pays du sud versus pays du nord et zones rurales versus zones urbaines, petites villes versus grandes villes, etc. Notons au passage que le local et ses particularismes sont souvent présentés comme synonyme d’enfermement et d’incapacité à s’ouvrir à la connaissance universelle, tandis que le global est d’entrée pensé en terme d’ouverture et de savoir partagé. Ce qui est évidemment loin d’être le cas, l’un n’excluant pas l’autre.
Jamais l’idée de la positivité de la connexion aux TIC n’est questionnée. Il s’agit pourtant d’un principe auquel tout le monde se réfère implicitement : la connexion universelle est le but à atteindre et supposée désiré par tous. Et avant tout par les militants et associations pour lesquels l’inégalité d’accès est un scandale. Ils en sont autant plus persuadés que, pour eux, les TIC sont synonymes de progrès, d’ouverture, d’expériences créatives inédites et de nouvelles formes de participation citoyenne. Un droit à la connexion est revendiqué. La générosité de leur engagement pour un meilleur accès aux TIC n’est évidemment pas ici en cause, mais on ne peut que noter leur fascination pour ces technologies. Rapportés à la question qui nous intéresse, les non-usages sont donc la conséquence d’une inégalité, la fracture numérique, qu’il s’agit de combler. Le présupposé est donc ici aussi nettement techniciste.
Mais à cette catégorisation globale des non-usagers à partir d’une problématique de l’accès, pensée comme une fracture à résorber va s’ajouter, dès le début des années 2000, une catégorisation beaucoup plus fine et segmentée en terme d’inégalités d’usages et d’appropriation.
4. Les inégalités d’usages
Au fur et à mesure où les TIC sont adoptées par un pourcentage grandissant de la population (que l’on pense par exemple au taux d’équipement en téléphones portables qui bondit en France de 4 % en 1997 à 96 % dix ans plus tard ou au pourcentage des internautes parmi la population de plus de 11 ans passant de 22 % en 2001 à 69 % en 2010), le thème de la lutte contre la fracture numérique semble s’estomper. Certains n’hésitent du reste pas à déclarer que, « la guerre [en la matière] a été gagnée » (Strover, 2003) et que la fracture numérique est désormais « une préoccupation du siècle dernier » (Brown, 2005)[1]. Ce qui est évidemment très loin d’être le cas au niveau planétaire mais aussi en Europe où le pourcentage des internautes varie de 30 % en Roumanie à 90 % aux Pays-Bas. Sans aller jusque-là, on ne peut que constater que la question de l’inégalité en terme d’accès cède nettement la place à celle des inégalités d’usage. Ainsi, Di Maggio, Hargittai, Celeste et Shafer parlent-ils en 2004 du passage d’une inégalité d’accès à des usages inégaux. Et, parmi ces usages, il y a des semblants d’usage, des mésusages et même… des non-usages, qui revoient aux pratiques de personnes qui, disposant par exemple d’une connexion à Internet, ne s’en servent qu’exceptionnellement ou pour une tâche bien définie. Il s’agit évidemment de cas extrêmes, mais qui pointent bien toute la diversité ce que Lenhart et Horrigan (2003) appellent le « spectre des usages numérique ».
Plusieurs chercheurs (par exemple Selwyn, Van Dijk, DiMaggio, Hargittai, Lenhart, Helsper ou Dutton) dépassent alors la première vision mécanique de la fracture numérique (ceux qui ont et ceux qui n’ont pas un accès matériel aux TIC) en proposant de prendre en compte les modes d’utilisation et les inégalités qui y sont liées et qui renvoient non plus à une seule inégalité (avoir ou ne pas avoir) mais à des inégalités en terme d’usages (savoir-faire et bénéfices). L’idée transversale est que la capacité des individus à s’approprier pleinement des TIC est très inégalement répartie et dépend grandement non seulement de leur capital économique, mais aussi de leur capital culturel et cognitif. Selon les travaux, ce sont plutôt le capital culturel et scolaire, le savoir-faire et les compétences techniques ou le milieu social et les réseaux de sociabilité qui sont mis en avant au moment de mesurer disparités discriminantes.
Périne Broccorne et Gérard Valenduc (2009) font une bonne synthèse de ces travaux en distinguant les compétences instrumentales (qui ont trait à la plus ou moins grande capacité à la manipulation des matériels et logiciels), les compétences informationnelles (qui renvoient aux capacités à chercher, sélectionner, comprendre, évaluer et traiter l’information) et les compétences stratégiques (qui concernent l’attitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner du sens dans son propre cadre de vie et à prendre des décisions en vue d’agir sur son environnent professionnel et personnel).
Nous sommes donc ici loin de la seule problématique de l’accès qui a dominé les vingt dernières années du XXe siècle et qui, dans son élan majoritaire, renvoyait à deux présupposés. Techniciste d’abord : l’accès aux TIC devait conduire à leurs mêmes usages raisonnés. Et idéologique ensuite : plus il y aurait de communications (quantité) et plus il y aurait de communication (qualité). C’est cette confusion entre accès, usage et appropriation que ces études, presque toujours empiriques, font éclater. Ce n’est pas parce qu’il y a accès qu’il y a usages équivalents et ce n’est pas parce qu’il y a usages qu’il y a appropriations également bénéfiques. Selon les présupposés de la première fracture numérique, l’accès à la technologie devait conduire à gommer les inégalités. Exactement le contraire est ici démontré : non seulement l’accès aux TIC ne diminue pas les inégalités, mais, comme l’écrit Van Dijk (2005, p. 2) « plus [ces technologies] sont immergées dans la société et font partie du quotidien, et plus elles sont liées aux divisions sociales existantes ».
Il semble que ce soit Ester Hargittai qui, la première en 2002, ait appelé cette inégalité d’usage et d’appropriation le « second degré de la fracture numérique ». Celle-ci renvoie à ce que d’autres ont aussi appelé la « fracture cognitive » (voir le rapport Unesco de 2005 « Vers les sociétés du savoir »), c’est-à-dire à la grande disparité parmi les internautes entre ceux qui possèdent les capacités cognitives et le capital culturel leur permettant de chercher une information adéquate en fonction de leurs besoins et attentes, de la traiter, de lui donner du sens et de la hiérarchiser selon un système de valeurs, et ceux qui n’ont pas les moyens d’y parvenir et donc d’en tirer de réels avantages.
La question que posent par exemple Le Guel (2004), Granjon (2008) ou Van Dijk (2009) est alors celle de savoir en quoi et comment certains types d’usages renvoient non seulement à de la disparité dans les usages mais à de véritables inégalités sociales. Et là, les taux de connexion ne mesurent évidemment plus rien. Certains pensent que les TIC ne font que reproduire ces inégalités si ce n’est de les approfondir ou même, comme Van Dijk (2005) en fait l’hypothèse, d’en créer de nouvelles. Bref, ce n’est pas parce qu’il y a accès qu’il y a bénéfice. Présenter l’accès aux TIC comme la promesse d’une ouverture culturelle, d’un accès au savoir et d’un dépassement des inégalités existantes relève à la fois de ce que Breton et Proulx (1989) ont appelé « l’idéologie de la communication », et aussi d’une approche techniciste. Comme le note Wolton (2003, p. 32), « le même clavier et les mêmes informations ne suffissent pas à créer une égalité. » Et, comme le rappelle de son côté Grajon (2009, p. 25), « s’équiper équivaut de fait à une promesse (notamment de reconnaissance sociale) qui ne donne pas un accès direct à des biens ou avantages concrets, mais seulement à la possibilité d’accéder à ses derniers, possibilité qui est indexée à la réalité des dispositions et sens pratiques de chacun. Aussi, pour ceux qui ne disposent pas des aptitudes, compétences et appétences nécessaires à l’exploitation de cette “chance qui leur est offerte”, les potentiels de l’informatique connectée ne peuvent s’actualiser en de réels avantages. » Mais force est de constater que la démonstration est sociologiquement difficile à faire. Car, si l’hypothèse est posée et le champ d’investigation défini (il s’agit de partir de l’expérience réelle et différentiée des acteurs en termes, par exemple, d’inégalités culturelles et de mesurer en quoi les types d’usages reproduisent, approfondissent ou au contraire relativisent ces inégalités), très peu d’études sont actuellement achevées sur ce thème.
5. LA catégorisation des non-usages
Tandis que les taux de connexion explosent et que les études de plus en plus fines sur les modes d’usage et d’appropriation se multiplient, apparaissent des catégories inédites que la problématique de l’accès n’avait pas permis de repérer. Ainsi, Wyatt, Thomas et Terranova (2002) font-ils éclater la notion de non-usagers en quatre catégories : les rejecters (abandon volontaire suite à une mauvaise expérience), les expelled (abandon involontaire par déficience), les excluded (non accès par manque de moyens) et les resisters (refus). Laborde et Soubiale (2008) distinguent cinq catégories à partir d’une étude empirique sur les non-internautes en Aquitaine : les totalement non-connectés, les utilisateurs indirects, les distanciés, les abandonnistes et les utilisateurs occasionnels. De son côté, Lenhart (2003) définie, toujours parmi les non-internautes mais cette fois aux États-Unis, quatre types de non-usagers : les evaders (ceux qui esquissent), les dropouts (ceux qui abandonnent), les intermittent users (ceux qui utilisent très occasionnellement) et les truly unconnected (ceux qui n’ont jamais utilisé). Selwyn (2006), à partir d’une enquête sur les non-internautes en Angleterre et au Pays de Galle, distingue trois catégories de non-usagers : les absolute no-users (les totalement non-connectés), les lapsed users (des personnes ayant essayé puis abandonné) et les rare users (utilisation très ponctuelle).
De l’ensemble de ces différentes recherches[2] faisant éclater la notion de non-usage, il apparaît que la frontière entre usage et non-usage devient de plus en plus poreuse. Il est par exemple difficile de classer quelqu’un qui se sert d’Internet sur son lieu de travail, y compris pour un usage personnel, mais jamais à son domicile. De même, que dire de ceux qui passent par l’intermédiaire de proxies (c’est-à-dire de personnes qui interrogent Internet pour eux ou bien qui leur servent de boîte aux lettres pour recevoir des e-mails) ou de ceux qui, ayant pendant des années utilisé de façon assidue Internet ou le portable, cessent volontairement de s’en servir ? Comment cataloguer ceux qui refusent d’être géolocalisables à travers leur portable, se déconnectent régulièrement à certaines heures de la journée ou refusent tout appel à domicile ?
Neil Selwyn (2003) note que trois raisons sont en général avancées pour expliquer ces non-usages décalés : celle, classique, du déficit en termes d’accès ou de dispositions (économiques, culturelles ou cognitives), celle de la technophobie (crainte irrépressible d’une absorption de soi par l’ordinateur, peur des effets néfastes des ondes des portables, aversion générale pour les technologies) et celle du refus idéologique (essentiellement autour des thèmes de la réification du monde, de sa mécanisation et de sa progressive déshumanisation). Reprenant la théorie de la « tendance au statu quo » développé par William Samuelson et Richard Zeckhauser (1988), Hee-Woong Kim et Atreyi Kankanhalli (2009) avancent de leur côté l’hypothèse originale d’une résistance aux TIC expliquée par le confort qu’un statu quo de non-usager procure face aux coûts psychologiques, organisationnels ou économiques que l’adoption de nouveaux usages pourrait entraîner. Les pertes perçues, craintes ou imaginées sont mesurées à l’aune des bénéfices attendus et le constat porte au statu quo, donc au non-usage.
Mais rien n’est dit sur une forme particulière de non-usage, sans doute déjà en partie présente dans les catégories qui viennent d’être évoquées, mais jamais conceptualisée et étudiée en tant que telle. Il s’agit de non-usages volontaires. Rarement totale (abandon définitif de la technologie), la déconnexion est plutôt segmentée (dans certaines situations et à certaines heures) et partielle (seuls certains usages sont suspendus). Cette forme particulière de non-usage semble se développer au fur et à mesure que l’idéal de la société de l’information (tout le monde constamment connecté) semble plus proche. Elle est portée par des personnes qui ne sont ni en difficulté économique (au contraire, ces non-usagers appartiennent en majorité aux couches moyennes et supérieures), ni culturellement marginalisées (elles ont toutes un diplôme, un emploi et mènent plusieurs activités sportives ou culturelles), ni en déficit cognitif face aux technologies (elles les manipulent depuis des mois ou des années). Il est donc hors de question de les classer, selon une logique diffusionniste, parmi les « dinosaures », les retardataires si ce n’est retardés. Pas plus que parmi ceux qui, vivant ruptures ou changement dans leur vie, en viennent à abandonner l’usage de ces technologies. Au contraire, il s’agit toujours de personnes parfaitement intégrées, très connectées et sachant parfaitement utiliser ces technologies. Bien plus : ce sont souvent de gros usagers utilisant depuis longtemps ces technologies qui en viennent à se déconnecter !
Les premières études (Jauréguiberry, 2003, 2005) menées sur ces nouveaux non-usagers permettent de dépasser cette apparente contradiction en posant l’hypothèse de la surcharge informationnelle. C’est parce qu’il y a trop de branchements, trop de connexions, trop d’interpellations, trop simultanéité, trop de bruits et trop d’informations que cette forme de non-usage se développe. Le non-usage est une forme de réaction face à un excès d’informations et de communication.
6. La deconnexion volontaire
Parler de non-usages volontaires conduit à un renversement total de la perspective des premières études diffusionnistes et de celles qui portaient sur la fracture numérique (sans pour cela remettre en question une partie de leur pertinence) : le non-usage renvoie ici non plus à un déficit d’équipement et de connexion, mais au contraire à une saturation de sollicitations informationnelles. On passe d’une problématique de l’accès à celle de l’excès. Il ne s’agit plus d’aborder les non-usagers comme ceux qui restent à la traîne ou en dehors de l’innervation télécommunicationnelle du monde par manque de moyens économiques, de capital culturel ou de capacités cognitives, mais comme ceux qui, parfaitement équipés et pleinement connectés, subissent les excès de cette mise en connexion généralisée et décident de volontairement en limiter les effets négatifs par des formes de non-usages.
Les premières recherches menées selon ce renversement de problématique montrent qu’il s’agit d’un phénomène minoritaire, individuel et presque toujours partiel. Il ne conduit qu’exceptionnellement à un rejet total des technologies de communication. Certes, les cas de burn out liés à des situations catastrophiques de saturation télécommunicationnelle se multiplient : comme sonnés par trop d’interpellations, l’individu renonce à y faire face. Expérimentant avec chaque fois plus de difficulté l’écart entre les sollicitations dont il est l’objet par l’intermédiaire des TIC et les ressources (en particulier temporelle et organisationnelle) dont il dispose pour y répondre, l’individu en surchauffe informationnelle « craque ». Entrant dans un véritable état de catalepsie, il démissionne par overdose informationnelle pour tomber dans un vide apathique ou dépressionnaire. Le rejet des technologies de communication fait alors partie intégrante de cette attitude de défense ultime qui permet à l’individu de survivre quand il ne peut plus lutter (Jauréguiberry, 2005).
Si ces cas extrêmes sont heureusement rares, ils sont par contre tout à fait révélateurs des situations de surcharge informationnelle dans lesquelles un nombre grandissant d’individus se trouvent plongés. Et c’est précisément pour éviter que ces situations ne conduisent au cas extrême du burn out que des conduites de déconnexion volontaires ne cessent de se développer. Il s’agit par exemple de mettre sur « off » son téléphone portable dans certaines circonstances ou plages horaires, de déconnecter son logiciel de courrier électronique en choisissant de ne l’interroger que de façon sporadique, ou de refuser d’être géolocalisable où que l’on soit. Ces pratiques ne sont pas synonymes d’une déconnexion totale ou d’un rejet global des TIC, mais d’une déconnexion partielle et d’un usage raisonné.
La déconnexion dont il est question ici renvoie à la défense d’un temps à soi dans un contexte de mise en synchronie généralisée, à la préservation de ses propres rythmes dans un monde poussant à l’accélération, au droit de ne pas être dérangé dans environnent télécommunicationnel intrusif et à la volonté d’être « tout à ce que l’on fait » dans un entourage portant au zapping et à la dispersion. L’attente et l’isolement, longtemps combattus, car synonymes de pauvreté ou d’enfermement réapparaissent dans ce cadre non plus comme quelque chose de subi mais de choisi. Il en va de même avec le refus d’être constamment géolocalisable via son smartphone, avec le droit à la disparition éphémère dans des réseaux visant la transparence ou avec la volonté de préserver certaines formes de confidentialité dans un système de surveillance. La perte, l’oubli et l’anonymat ici aussi prennent une tout autre connotation. De façon transversale, c’est aussi d’une exigence à la distance et au silence comme conditions de réflexion, d’introspection et de médiation dont il est question. La déconnexion volontaire ne revoie pas à une question d’avoir et de savoir-faire, mais à la volonté d’être et de maîtrise. Si l’info-richesse était, il y a vingt ans, d’avoir accès aux TIC, elle réside aujourd’hui dans la capacité de pouvoir s’en passer, au moins de temps en temps.
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Van Deursen A. et Van Dijk J. (2009), « Using the Internet : Skill related problems in users’ online behavior », Interacting with Computers, n° 21, pp. 393-402.
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Wyatt S., Thomas G., Terranova T. (2002) « They came, they surfed, they went back the beach : Conceptualising use and non-use of the Internet » in S Woolgar (éd.) Virtual Society ? Technology, Cyberpole, Reality, Oxford, Oxford University Press, pp. 23-40.
* Professeur, Université de Pau (francis.jaureguiberry@univ-pau.fr) et directeur du SET (Société Environnement Territoire) UMR 5603 CNRS (http://set.univ-pau.fr).
[1] Les deux citations sont rapportées par N. Selwyn, 2006, p. 274.
[2] On pourrait aussi citer celle de Boutet A. et Tremenbert J. (2008) sur les non-usages d’Internet dans un quartier de Brest ou celle de Batorski D. et Smoreda Z. (2006) sur la diffusion des TIC en Pologne.
Non-connexion et déconnexion
29/03/10
Pour débuter ce blog, il me semble important de poser la question de la distinction entre non-connexion et déconnexion.
Lorsque je parle de mon sujet de recherche, très souvent et spontanément, on me dit : « ha ! oui, je connais Untel qui n’a pas Internet chez lui » ou « mon collègue refuse d’avoir un portable, c’est un choix », ou encore « avant de penser à se déconnecter, encore faut-il avoir les moyens de se connecter ». Ces témoignages renvoient à la non-connexion, au non-usage, à la non-expérience directe des TIC. Pour des raisons économiques ou culturelles, de façon volontaire ou subie, il y a non accès à certaines technologies.
La déconnexion, elle, implique au contraire une connexion préalable. Pas de déconnexion sans connexion. L’accès doit donc être possible et l’expérience des TIC d’abord vécue pour parler de déconnexion. Et c’est précisément cette expérience qui amène certains à décider de se déconnecter, au moins partiellement.
Mais cette distinction est-elle aussi simple ?
1. La non-connexion
La notion de non-connexion paraît semble aller de soi parce que basée sur une dichotomie simple (accès/non-accès aux réseaux et aux terminaux. Elle est à la fois la plus travaillée parce que renvoyant à un marché potentiel (les non-usagers à convaincre : donc beaucoup d’études financées par les opérateurs et fabricants sur la résistance à l’adoption de l’innovation) et la plus dénoncée, parce que renvoyant à une inégalité au nom d’une vision égalitaire de l’accès (la « fracture numérique » entre les « info-riches » et les « info-pauvres : donc beaucoup de statistiques ici, généralement financées par l’État et les collectivités locales).
La question posée est presque toujours : « qu’est-ce qui, économiquement, culturellement, pratiquement, freine l’usage ? ». Et derrière cette question, sans que cela ne soit réellement discuté, la normalité à atteindre est toujours l’adoption.
De façon classique, le taux d’équipement est corrélé avec l’âge (par exemple, en 2009, 98 % des 18-24 ans ont un téléphone portable en France contre seulement 42 % des plus de 70 ans) ou avec le niveau d’étude (94 % des personnes ayant un diplôme du supérieur ont sont équipé d’un ordinateur à domicile contre seulement 40 % de ceux qui n’ont pas de diplôme) ou encore selon le revenu (94 % des personnes ayant un revenu mensuel supérieur à 3100 $ ont un ordinateur à domicile contre seulement 48 % de ceux qui ont un revenu inférieur à 900 $).
Mais depuis quelques années, au fur et à mesure que les taux d’équipement augmentent, c’est moins en terme d’inégalités liées à l’accès que le problème est posé qu’en terme de
compétences. Par exemple, 86 % des 18-24 ans se disent compétents pour utiliser un ordinateur contre seulement 45 % des 40-59 ans et 12 % des plus de 70 ans, ou alors 76 % de ceux qui ont un diplôme du supérieur se disent compétents contre seulement 18 % de ceux qui n’ont aucun diplôme, etc.
Mais, que ce soit donc en terme d’accès ou de compétences mobilisées, la question finalement la même : comment encourager la connexion universelle et faire que ceux qui sont connectés s’en servent ?
Pourtant, il y a ceux qui ont les moyens financiers et qui refusent d’avoir accès à ces technologies. Et il y a ceux chez qui tout prouve qu’ils ont toutes les compétences pour s’en servir, mais ne le font pas. Il y a donc une catégorie de non-connectés qui échappe à ce que Rogers, dès son ouvrage phare sur la diffusion des innovations (1962), appelait les « retardataires ». Tous les non-connectés ne sont pas pauvres, isolés, incompétents ou retardataires. Il y a une minorité de personnes qui décident de ne pas se connecter et, comme l’écrivait Laulan en 1985, de « résister aux innovations technologiques qui leur sont faites ».
Toute la question est évidemment de savoir pourquoi et de quoi est faite cette résistance. Je lance donc un premier appel à nourrir une nouvelle catégorie analytique : les non-connectés volontaires. À part les Amishs ou les Mennonistes, il existe des individus qui décident de se passer de ces techniques : a minima, ils nous apprennent donc qu’il est encore possible de vivre sans… Qui sont-ils, comment font-ils, quelles sont leurs motivations ? Je n’ai quasiment rien lu dessus. On peut donc faire une entrée thématique sur ce thème et je pense que, peut-être via ce blog, nous recueillerons pas mal de témoignages.
2. La déconnexion
Si vous faites une recherche sur le mot déconnexion, vous allez tomber, à 95 % sur une présentation de la déconnexion comme un problème technique : il y a déconnexion quand « ça » coupe. Le réseau ne passe pas, plus de batteries, plus de forfait, ça coupe…
Ce n’est pas ce côté subit qui nous intéresse, mais la déconnexion volontaire, fruit d’un choix. Et ce sont les formes et les raisons de ce choix qui nous sont à la base de notre travail. Voir notre projet… Mais, ici aussi, il est des cas qui échappent à cette catégorisation : ceux qui se déconnectent sans qu’il s’agisse ni d’un accident technique, ni d’une décision volontaire. Je pense avant tout au « burn-out », au « pétage de plombs » dus à une surchauffe informationnelle insupportable. Entrant dans un véritable état de catalepsie, certains démissionnent des TIC par overdose communicationnelle pour tomber dans un vide apathique.
Il s’agit de quelques cas extrêmes sans doute, mais certainement très significatifs. Je propose donc, ici aussi, d’ouvrir une nouvelle catégorie analytique de déconnexion par overdose.
L’idée est que, peu à peu, nous dégagions un certain nombre de mots clefs autour desquels nous pourrons accumuler un maximum d’informations, de témoignages, de références et études. En voilà donc déjà deux portés à votre avis : les non-connectés volontaires (en regard de la non-connexion subie), et la déconnexion par overdose (en regard de la déconnexion volontaire).
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