Un article un peu périphérique par rapport à notre thème de recherche qui se penche sur notre rapport au temps et une tendance sociétale à la désynchronie.


« Même dans les gares, les horloges ne donnent plus l’heure exacte. Sans doute parce que le plus grand nombre des passagers est muni de téléphone portable, qui sert de montre, de calculette, de télévision, de passe-temps, de doudou, de sèche-cheveux, de mixeur, de radio, de journaux, d’agenda, de cinéma, d’occupe-mains, et la liste n’est pas close.

Donner l’heure sans qu’on la demande est un service public qu’on ne remarque pas tant qu’il fonctionne, mais il suffit qu’il soit détraqué, pour qu’il attire l’œil. Rien n’est plus visible qu’une horloge aux aiguilles vacillantes, comme on en croise de plus en plus souvent dans les pays développés. Est-ce qu’on achète moins d’objets depuis qu’on dispose d’un appareil à tout faire, susceptible de les remplacer intégralement ? Il semblerait que non, puisque le téléphone fait pousser toute une arborescence de nécessités obscures et d’applications diverses.

Il n’empêche, les cadrans paresseux donnent le la. Certaines montres à la pointe du snobisme dissimulent comme un secret une heure qui est la même pour tout le monde, en supprimant les écrans. Et aujourd’hui, les jeunes gens les plus branchés revendiquent une désynchronie avec leur temps, choisissent de jeter leur mobile, au grand dam de leur employeur, s’ils en ont un.

Avec cette attitude, apparaissent de nouveaux usages, qu’on croyait révolus. Des cliniques du vêtement, où l’on apporte son pull démaillé, renaissent, et les couturières de quartier reprennent du service. Et avec elles, les coudes thermocollants design. Réaccommoder les restes a toujours été le principe de base de la cuisine (et de la littérature), mais depuis que la slow-food a étendu son influence, plutôt que de descendre chez Picard, on clique sur supermarmite.com pour acheter chez les voisins un plat de curry japonais, un couscous royal, une potée de choux aux lards. La part coûte en moyenne sept euros, ce qui n’est pas particulièrement moins cher que chez le traiteur, mais le sentiment d’acheter un plat qui a mijoté et de faire partie d’une chaîne de solidarité attire comme aimant.

Vestimentairement, le tropisme de la désuétude s’accompagne du port du chapeau melon chez les hommes. On est dans la cafétéria d’une moyenne entreprise, en intérieur, le toit n’est pas troué, et d’ailleurs, il ne pleut pas. Pourquoi ce chapeau, qui ne sert à rien, sauf à souligner un décalage vis-à-vis du temps présent, et vanter un genre de dandysme ? Est-on face à un adepte du manifeste Chap, un mouvement britannique qui revendique «la poésie, la canne à pommeau, la lenteur, et le tweed» ?

Quant au comportement amoureux, «faire la cour» tend à se substituer au speed-dating et autres liaisons hâtives. C’est prudent : depuis que les Suédoises ont théorisé le sexe par surprise et exigent d’être parfaitement au clair avec leurs désirs avant de les réaliser, il est urgent de ne rien faire. Comme il a été entendu bien avant l’affaire Assange, dans la bouche d’une collègue, «la pénétration, c’est has been». »

Anne Diatkine

Source:

Site Internet Libération, article publié le 19/02/2011 : http://www.liberation.fr/vous/01012320920-l-art-d-accommoder-la-desuetude