Article publié en ligne par Marc-Eric Bobillier Chaumon le 28/12/2010 sur le site du Monde : http://solutionsauxentreprises.lemonde.fr/grandes-entreprises/avec-les-outils-mobiles-la-vie-professionnelle-se-deverse-dans-la-sphere-privee_a-11-181.html


Interruptions répétées, multi-activité, visibilité permanente, vie privée empiétée : les technologies de l’information de la communication (TIC), notamment mobiles, ont un profond impact sur le travail des cadres. Au point de transformer les qualités professionnelles que l’entreprise attend d’eux.

Le nomadisme et la mobilité redessinent largement le travail des cadres. D’abord, il faut observer que ces technologies sont souvent imposées, avec pour but de rapprocher les cadres des clients, de décloisonner les services et les structures, de susciter de nouvelles synergies entre les partenaires de travail et aussi d’économiser sur les surfaces de bureau. Si la mise en place de ce bureau permanent, sorte de fil à la patte, sert donc une vision, les conditions réelles dans lesquelles cette mobilité s’exerce sont souvent mal évaluées. Car, en mobilité, c’est le contexte qui détermine les outils et les usages. Ils seront différents selon qu’on se trouve chez soi, dans un train ou face à un client.

L’autre difficulté à laquelle sont confrontés les cadres concerne la nature même des objets ou technologies employés pour créer ce bureau permanent. Concrètement, ce sont les mêmes dispositifs que ceux utilisés dans la vie privée. On parle d’objets frontières. Le meilleur exemple étant un smartphone comme le Blackberry, où se mélangent usages professionnels et personnels. Via ces objets frontières, on assiste à un déversement du temps de travail sur l’espace privé, un phénomène que nombre de cadres ont du mal à gérer. Finalement, on voit se reproduire les travers de la messagerie d’entreprise – sollicitations permanentes, dispersion des tâches, sentiment de débordement, etc. – mais exportés en dehors de l’organisation. A tel point que certains parlent de Crackberry, pour désigner un syndrome frappant des salariés déstabilisés par les sollicitations constantes de leur Blackberry. Car, avec ce type d’outils, se déconnecter devient plus difficile que se connecter. De plus, c’est un outil de valorisation et de gratification sociale qui n’est distribué qu’au cadre « méritant » ou exerçant des fonctions jugées importantes pour l’organisation. La contrepartie attendue est donc que le cadre doit naturellement se rendre disponible par l’outil.

Avec des outils performants, soyez performants !

En fait, tout se passe comme si, du fait de la distribution de ces TIC aux cadres, l’entreprise attendait en retour qu’ils se montrent plus disponibles, qu’ils répondent plus rapidement aux sollicitations qu’on leur envoie. Cela relève de que l’on pourrait qualifier d’une prescription de la subjectivité : puisque les cadres disposent d’outils performants, on attend d’eux qu’ils le soient également. Un nouveau modèle de l’homme au travail se dessine donc : plus rapide, plus efficace, plus résiliant, plus réactif et pro-actif aussi. A ces deux phénomènes s’ajoutent les bouleversements de l’organisation du travail, avec dans les groupes internationaux, la mise en place de plus en plus courante d’équipes multiculturelles géographiquement éclatées. Dans ces situations, les cadres doivent redoubler d’efforts pour se coordonner, et s’adapter individuellement à cette nouvelle donne.

Ces phénomènes sont vécus différemment par les cadres, en fonction de leur position dans l’organisation et de leur faculté d’adaptation. Dans la recherche que nous menons pour le compte du service Etude de l’Apec (Association pour l’emploi des cadres), trois profils se dégagent.

Il y a d’abord ce que nous avons appelé les cadres dépossédés ou libre-service. Cette population n’a plus le contrôle de son travail. Elle se voit constamment interrompue par des messages qui fixent de nouvelles priorités de travail ; son activité est cadencée, rythmée, saccadée par les usages et exigences des TIC. La maîtrise de leur emploi du temps leur échappe ; tâches et rendez-vous leur sont imposés sur des agendas partagés. Leur travail est également exposé aux yeux de tous au sein de « workplaces » (espaces de travail commun), et ils sont en permanence soumis à la supervision des autres, qu’ils soient internes ou externes à la structure (via le reporting quotidien sur des ERP, le suivi des procédures par les workflow, leur réactivité aux messages reçus). On parle de technologies panoptiques ; l’individu étant constamment placé sous le regard de l’organisation.

Toutefois, cette population, qui se sent dépossédée de toute capacité d’action, n’hésite pas à mettre en œuvre des stratégies de contournement ou de détournement de l’outil : fermer l’e-mail, tricher sur l’agenda, maintenir les anciennes procédures (plus adaptées aux réalités de l’activité) en parallèle du nouveau système. Se sentant dépassés, confrontés à un management à distance qui ne joue plus son rôle de filtre de l’information, ces cadres voit leur métier se transformer par les exigences de ces environnements technologiques : ils sont de moins en moins dans une activité de réflexion (qui est pourtant le cœur de leur activité), et ont le sentiment de travailler de plus en plus en mode réflexe. Dans certains cas, leur rôle se limite à celui de simples exécutants, leurs tâches à du reporting, leur fonction à de la transmission d’information. Malgré tout, leur rapport aux technologies numériques est paradoxal, car ils ont conscience des apports de ces outils en termes de performances, d’efficacité ou de simplification des communications. Travailler sans leur serait impossible.

Papillonner d’un contexte de travail à l’autre

La seconde population est celle des cadres « décadrés » ou partagés. Ils appartiennent à différents projets, s’inscrivant dans des contextes de travail variés. Le recours aux TIC accélère le basculement d’un contexte à l’autre, avec des représentations et des compétences d’activité totalement différentes. Dans l’analyse de l’activité d’une directrice de communication, nous avons ainsi montré qu’en l’espace de 11 minutes et selon les messages reçus, cette cadre pouvait alterner des rôles et des tâches très différents : en étant par exemple pendant deux minutes chef de projet, puis la minute suivante simple collaboratrice d’un autre projet ; appelée à traiter de problèmes stratégiques avec un prestataire puis gérant des tâches de bas niveau avec sa secrétaire. Ce papillonnage brouille les repères ; le cadre ne sait plus à quoi il sert, ne fait plus rien en profondeur et ne parvient plus à mettre en avant ce qui est le cœur de son métier. Au-delà de ce constat, on observe que la nature même du travail et des compétences attendues évoluent. Être expert dans son travail devient de plus en plus synonyme de maîtrise de ces outils. Le rapport à ces derniers s’est inversé et les cadres le sentent bien. L’aspect déstabilisant vient du fait que ces cadres participent peu aux changements d’outils et y sont également peu formés. C’est d’ailleurs une des surprises de notre étude, menée auprès de près de 1 800 cadres. Dans ce contexte, le challenge pour ces derniers consiste à trouver un sens, une utilité à ces outils, qui semblent sortis de nulle part, et à s’y adapter en permanence.

La troisième famille regroupe des cadres dispersés ou « glocalisés », qui se trouvent en situation de mobilité physique ou virtuelle. Ils sont amenés à être ici et là-bas en même temps : présents physiquement en réunion, tout en dialoguant virtuellement avec d’autres collaborateurs par smartphone, messagerie instantanée, sur d’autres sujets. On passe rapidement d’une sphère à l’autre, les outils permettant de réunir plusieurs espaces-temps. Aux cadres de trouver une cohérence dans cet environnement.

Technologies ambiantes : l’étape d’après

Au-delà de ces typologies, on retrouve des points communs : zapping entre des tâches de haut et de bas niveau, nécessité de s’adapter aux nouveaux outils, fragmentation du travail… Certes, la multiactivité a toujours existé chez les cadres, mais les technologies ont augmenté le morcellement et le séquencement des tâches. En 1989, Mintzberg estimait qu’un cadre consacrait de 6 à 15 minutes à une activité, avant d’être interrompu. Dans les recherches menées pour l’Apec, cette durée est descendue entre 1 minute 30 secondes et 4 minutes. Ce facteur ainsi que l’arrivée permanente de nouveaux outils sont source de stress pour les cadres. Saurais-je m’adapter ?  ; saurais-je intégrer ce nouveau dispositif à mon travail ? ; quels efforts devrais-je consacrer à son apprentissage ? ; dans quelle mesure l’outil va modifier mes pratiques et limiter mes prérogatives, mes initiatives dans l’activité ? Autant de questions qui suscitent une charge émotionnelle pour ces cadres, dans un contexte d’instabilité professionnelle déjà fortement marqué.

L’arrivée des technologies dites ambiantes, c’est-à-dire des outils invisibles ou pervasifs, communiquant entre eux de manière automatique sans intervention humaine, promet le développement d’une nouvelle étape dans cette mutation du travail des cadres. Conçues pour bâtir un environnement de travail le plus adapté aux tâches de chacun – agenda déterminé par la machine, dossiers et outils de travail chargés automatiquement selon l’agenda et les priorités, équipes projet constituées en fonction des compétences repérées par les dispositifs, sélection de bonnes pratiques mises à disposition pour le travail, réseaux sociaux mobilisés dans le travail, etc. -, ces technologies réduiront encore la capacité d’initiative des individus, et influenceront de façon encore plus nette leurs comportements. On peut cependant parier que ces outils seront acceptés docilement, non seulement parce que toute une génération (appelée Y, C ou encore digital-native) a déjà l’habitude de travailler dans ces environnements dématérialisés, mais aussi par le fait que ces systèmes répondent parfaitement aux attentes des usagers : celles de les décharger d’une partie de leur activité. Mais laisseront-ils uniquement aux cadres des tâches ingrates ou leur permettront-ils de traiter des tâches plus valorisantes ? C’est là toute la question et les enjeux de l’acceptation de ces systèmes.