Publié par Thierry Venin sur son blog (http://www.cooldone.com/blog/) le 29/09/201

Sous le titre « Déconnecter », Nolwenn Le Blevennec signe un bel article dans l’édition du 28 septembre du Figaro Madame.

« SAUF À PARTIR DANS UN DÉSERT À L’AUTRE BOUT DE LA TERRE OU À SE RÉFUGIER DANS UN MONASTÈRE, DIFFICILE DE SE COUPER DU MONDE POUR SE RESSOURCER DANS UNE SOCIÉTÉ OÙ, TECHNIQUEMENT, ON PEUT CONSULTER SES E-MAILS DEPUIS SON BAIN.

Paru le 28.09.2010, par Nolwenn Le Blevennec

Les feuilles rousses, qui craquent sous nos pieds, mettent un peu d’ambiance. Le jardin du couvent des frères Carmes (et de son centre spirituel) est coloré et vivant, ce qui ne manque jamais d’émouvoir les laïcs épuisés de passage. Ils sont de plus en plus nombreux à venir ici, non pas pour les offices, mais « pour se libérer des esclavages modernes et retrouver une qualité de temps », selon frère Denis Marie. Bref : pour se dé-con-nec-ter ! Une croix du carmel en bois et une médaille de baptême en or dépassant de son polo rayé, le frère Denis Marie, l’air juste et bonhomme de François Hollande, nous fait visiter des chambres très sommaires, « un lit, un bureau, un lavabo ». Il nous explique qu’ici les non-croyants se fichent de la déco, qu’ils recherchent la nature et le silence. Et surtout, l’absence d’outils technologiques – ni téléphone portable ni Wi-Fi dans l’enceinte.

Le monastère est perçu par ces agnostiques comme un refuge qui permet d’échapper à un quotidien devenu infernal. Et dont la cadence, de plus en plus intense, inquiète de nombreux observateurs.

Dans Accélération, son dernier livre (La Découverte), le sociologue allemand Hartmut Rosa démontre que le progrès technique a entraîné, ces dernières années, l’accélération du rythme de vie. En France, Jean-Louis Servan-Schreiber, auteur de Trop Vite ! (Albin Michel), pense également que les smartphones peuvent nuire à l’existence.

Le chercheur Thierry Venin explique le mécanisme de compression du temps : « Les nouvelles technologies impliquent un plus grand flux d’informations et une impatience sociale de traitement. » S’ajoute à cela un phénomène d’addiction. « Les gens ont toujours été ravis de recevoir du courrier et, plus il y en a, mieux c’est. Ils s’y noient, c’est un miroir de l’ego », analyse Jean-Louis Servan-Schreiber. « La réception d’un e-mail est aussi addictif que le sucre. Cela s’explique par une appétence de l’esprit pour ce qui est nouveau », renchérit Christophe André, psychiatre à Sainte-Anne. Dès lors, la déconnexion ne peut se réaliser que dans la radicalité et dans l’exil. Courage, fuyons.

REGARDER LES VACHES

Pour débrancher, l’écrivain de romans policiers Gilles Bornais prend ses quartiers dans un autre centre, à l’abbaye du Bec-Hellouin, dans l’Eure. « C’est la troisième fois que j’y vais, cette année. Je ne peux pas y être dérangé. Un e-mail met trois jours à se télécharger », raconte-t-il. Entre deux chapitres, sa seule distraction consiste à regarder des vaches et des canards par la fenêtre. « C’est mieux qu’un cyprès qui, croyez-moi, peut vous rendre neurasthénique. » Le soir, il dîne avec des moines qui lisent Kant à voix haute. En rentrant, il pense toujours la même chose : « Que nous sommes abreuvés d’informations futiles, comme l’état du rhume d’un joueur de l’équipe de France. En allumant la radio, je comprends que je retourne chez les dingues. » Pour ceux qui trouvent la compagnie bovine vaine ou anxiogène, il existe des options plus fun. On pense à Otis Redding, et son Dock of The Bay.

Jean-Philippe, qui travaille dans une entreprise pharmaceutique et reçoit en moyenne cent e-mails par jour, s’envole lui pour Bird Island, aux Seychelles : « La première fois, je ne savais pas qu’il n’y aurait aucune connexion. J’ai paniqué pendant quelques heures. Finalement, je suis sorti du monde pendant un mois », (une semaine en réalité, c’est un lapsus). Sur cette île confetti, dont on fait le tour à pied en trente minutes, il a pu se perdre dans ses livres et ses pensées intérieures. « Aucun cumulus du monde que l’on connaît n’est venu perturber cela », se souvient-il. C’était délicieux. Et il y retourne dans quelques semaines.

JETER SON PORTABLE

Heureusement, il est possible de se déconnecter sans bouger de son siège pivotant. Une attachée de presse nous raconte qu’elle s’est « suicidée » de Facebook, il y a deux ans : « Je ne suis plus invitée aux soirées et aux mariages, mais je ne regrette rien. » Le fondateur du magazine Têtu, Didier Lestrade, a quant à lui fini par jeter son portable, en 2006. « J’ai un téléphone fixe et les conversations téléphoniques peuvent se programmer par e-mails. La plupart des choses qui se disent sur un portable ne sont, de toute façon, pas intéressantes. » Le journaliste envisage pourtant de s’acheter un iPhone, l’année prochaine : « Je repousse tant que je peux, car je sais que je vais perdre en qualité de vie, mais je ne veux pas être largué au point de ne pas savoir me servir de cet outil. J’essaierai de le contrôler et de l’éteindre de temps en temps. » C’est toute la difficulté. « Quand ils envisagent de se déconnecter, les gens sont dans des fantasmes de cabane dans les bois ou de retour à l’âge de pierre et manquent parfois de pragmatisme », regrette Jean-Louis Servan-Schreiber.

L’urgence est en effet d’apprendre à maîtriser les flux. Il existe des options sur le téléphone et les boîtes e-mail qui permettent de rendre ces outils moins invasifs. La chercheuse Joanne Yates, auteur d’une étude sur l’addiction au BlackBerry (Crackberry) s’insurge notamment contre le « push mode », qui consiste à recevoir des e-mails, sans avoir sollicité sa boîte. Selon Pierre Mounier, professeur à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et responsable de Cléo (Centre pour l’édition électronique ouverte) : « Un retour en arrière n’est ni envisageable ni souhaitable, mais une prise de conscience est nécessaire. Et l’école a un énorme défi à relever. Il faut apprendre aux citoyens à ne pas se laisser envahir. »

CALME, LENTEUR ET CONTINUITÉ

Un excès de communication pourrait avoir de graves conséquences… « Il existe une liste d’aspects cognitifs indésirables, liés à l’utilisation de ces technologies, comme l’émiettement du travail ou le manque de concentration », explique Thierry Venin. Le psychiatre Christophe André, auteur des États d’âme. Un apprentissage de la sérénité (Odile Jacob), renchérit : « Il y a un effet psychotoxique lié à la sursollicitation. Pour notre équilibre mental, notre cerveau a besoin de séquences de calme, de lenteur et de continuité, comme le corps a besoin d’exercice. » Quand il reçoit des patients dépressifs, le médecin leur demande, entre autres, s’ils dorment avec leur portable sur la table de nuit…

En confisquant le téléphone de sa seconde fille, Christophe André raconte avoir vu passer une trentaine de SMS entre 21 heures et minuit. Les juifs vivent ce genre de « confiscations » tous les samedis, et ne s’en portent pas plus mal.

Le rabbin Gabriel Farhi aime prendre son repas sans avoir son portable à côté de l’assiette. « On coupe toutes les connexions, pour recréer des liens essentiels et directs avec Dieu et sa famille », explique-t-il. Le rabbin, qui admet que les dernières heures du Shabbat sont les plus difficiles – « on a quasiment le doigt sur le bouton de l’ordinateur » – conseille néanmoins à tout le monde de se fabriquer « ses petits Shabbats ».

C’est un peu ce que fait Jean-Philippe, le chanceux des Seychelles. En route pour un colloque à Berlin, il a décidé de ne pas emporter son ordinateur. Il s’est dit que cela le forcerait à se connecter à son environnement, plutôt qu’à sa boîte de réception. »