Jauréguiberry Francis*

Ce texte a été présenté lord du colloque « Regards croisés entre la sociologie de la communication et la sociologie des sciences et des techniques » qui a eu lieu les 19-21 mai 2010 à Namur (Belgique).

 

Résumé : Présentation synthétique des principales théories explicatives du non-usage des technologies de communication. Après plus de vingt ans d’une claire domination des approches du non-usage en termes de déficience, de manque ou de retard en regard de la mise en place d’une nouvelle normalité à la fois technique, économique et sociale (la connexion), une nouvelle façon d’aborder la question est apparue ces dernières années. Elle remet en cause les pratiques de simple catégorisation alimentée par une sociologie quantitative de la consommation (qui rabat les non-usages sur une même catégorie par défaut), mais aussi par un réel souci d’égalité (volonté de réduire la fracture numérique). En étudiant la pluralité des situations de non-usage et en montrant l’hétérogénéité de la catégorie même des non-usages, elle permet en particulier de poser le problème de la fracture numérique au second degré (en terme de disparités d’usages liés à des inégalités sociales) et celui des non-usages volontaires (comme forme de résistance aux effets pervers d’une connexion généralisée).

1. Généalogie : sociologie de la diffusion

Historiquement, la problématique des non-usages est apparue avec la sociologie de la diffusion dans les années 1950. Bien sûr, la question du désintérêt, de la résistance ou du refus d’adopter une innovation technique avait déjà été posée. Il n’y a qu’à évoquer la révolte des Canuts au XIXe siècle et l’ensemble des interprétations qu’elle a suscitées pour s’en convaincre. Mais jamais auparavant la sociologie ne s’était emparée de ce thème pour en faire un objet d’étude à part entière.

La figure emblématique de ce premier modèle est le sociologue américain Everett M. Rogers. Ses interrogations sur la diffusion n’apparaissent pas ex nihilo : elles s’inscrivent dans une tradition anthropologique américaine qui, sous le nom de diffusionnisme, s’intéressait déjà aux modes d’adoption des innovations et dont le représentant le plus significatif fut Alfred Kroeber. L’article de Bryce Ryan et Neal Gross (1943) sur la diffusion du maïs hybride dans l’Iowa s’inscrit dans ce courant de pensée. Mais la publication en 1962 de l’ouvrage-clé de Rogers intitulé Diffusion of innovations marque une étape importante dans l’histoire des théories de la diffusion.

En modélisant le processus d’adoption de l’innovation en cinq phases, Rogers offre un schéma général susceptible d’être appliqué à toute innovation (qu’il s’agisse d’un objet technique ou simplement d’une idée nouvelle). Ces cinq phases sont la connaissance (exposition à l’innovation et acquisition de quelques notions sur son fonctionnement), la persuasion (début d’une prise de position sur l’innovation), la décision (choix d’adoption ou pas), la mise en œuvre (utilisation et évaluation de l’innovation) et la confirmation (affirmation du choix). Parallèlement, Rogers pose que, pour être adoptée, une innovation technique doit répondre de plusieurs caractéristiques : son avantage relatif (non seulement en termes de prix ou de bénéfices escomptés, mais aussi de prestige ou de distinction), sa compatibilité avec les valeurs du groupe d’appartenance et les expériences antérieures, sa complexité (plus ou moins grande difficulté à la comprendre et à l’utiliser), son « essayabilité » (possibilité de la tester et de l’expérimenter), et enfin sa visibilité (disponibilité à être observée et évaluée en fonction de résultats).

De leur côté, les usagers sont classés en cinq profils types selon la façon dont ils se placent sur l’échelle temporelle de la diffusion : les innovateurs, les adoptants précoces, la majorité précoce, la majorité tardive, et les retardataires (Rogers, 1995, p. 22). Les innovateurs sont des personnes audacieuses, porteuses du changement, toujours à l’affût des dernières idées et découvertes. Elles n’hésitent pas à se jeter à l’eau pour anticiper des apports positifs de l’innovation. Prenant appui sur l’étude de diffusion de plusieurs innovations, Rogers établit l’idéal-type du modèle de diffusion d’une innovation : il évalue à 2,5 % le nombre de ces innovateurs qui, selon lui, « jouent un rôle de porte d’entrée pour le flux des nouvelles idées vers le système social ». Le second profil décrit les adoptants précoces qui s’intéressent avant tout le monde (hormis les innovateurs évidemment) aux nouveautés. Ils prennent eux aussi des risques dans la mesure où ils sont les premiers à adopter une innovation et donc à en « essuyer les plâtres ». Ils représentent environ 13,5 % des utilisateurs. La majorité précoce qui leur succède dans le temps est dynamique mais prudente : elle n’adopte l’innovation qu’une fois les avantages de celle-ci amplement prouvés. L’innovation est vécue par elle comme une plus-value ne déstabilisant pas ce qu’elle connaît déjà. À ce stade, la nouveauté n’en est plus vraiment une dans la mesure où le cap des 50 % d’utilisateurs potentiels est atteint. Cette majorité est chiffrée par Rogers à 34 %. La majorité tardive est composée de « ceux qui suivent » (34 %) et qui adoptent l’innovation parce qu’elle devient incontournable. Enfin, les retardataires (16 %) sont ceux qui mettent beaucoup de temps à adopter l’innovation ou qui la refusent. Et c’est bien évidemment ce dernier profil qui nous intéresse.

Les deux dernières catégories (que Rogers évalue donc à 50 % de la population concernée) ne sont finalement perçues qu’à travers leur passivité : ils adoptent plus ou moins rapidement l’innovation et, lorsqu’ils la refusent, leur conduite est interprétée comme une résistance au changement. Cette résistance n’est jamais abordée de façon positive, par exemple comme un refus potentiellement porteur d’un contre-modèle de développement. Elle est perçue par Rogers comme un retard synonyme de lourdeur ou d’incapacité à comprendre le progrès. De façon significative, il appelle les derniers individus à adopter l’innovation, les retardataires (laggards). Cette vision sous-entend un a priori favorable à l’innovation : elle postule que l’innovation est toujours positive. La problématique consiste alors à surveiller le degré d’acceptation du milieu réceptif qui l’adoptera plus ou moins rapidement.

Il est aussi possible de critiquer la vision très dichotomique de ce modèle (objet technique d’un côté, société réceptrice de l’autre) en ce qu’il s’interdit de prendre en compte les transformations techniques qui ne manquent pas d’être effectuées au cours même du processus de diffusion par effet de feed-back. Les données de la fameuse courbe en S qui modélise la diffusion dans le temps ne sont donc pas exactes puisque le succès mesuré au temps t + 1 (par exemple au haut de l’S étiré) ne concerne plus tout à fait le même objet apparu au temps t (par exemple en bas de l’S). Entre temps, des améliorations, prenant en compte les premières observations d’usage, auront en effet été apportées. Rogers lui-même reviendra sur ce parti pris technologiste en reconnaissant que l’innovation subit un processus de réinvention, terme qu’il introduit dès 1980 pour rendre compte de la façon dont les usagers modifient le dispositif au fur et à mesure qu’ils l’adoptent (Rice et Rogers, 1980). Dans la quatrième édition (1995) de Diffusion of inovations, Rogers consacre ainsi quelques pages (pp. 174-180) à ce processus et intitule significativement l’un de ses paragraphes « La réinvention n’est pas nécessairement mauvaise ».

2. les non-usagers, une catégorie par défaut

Par son côté normatif, facile à comprendre et semblant tomber sous le sens, ce modèle a connu un grand succès et souvent joué un rôle de guide prospectif au moment de lancer une innovation sur le marché. Depuis, ce modèle de la diffusion n’a cessé d’être amélioré, prenant en compte non seulement les effets de feed-back sur l’amélioration progressive de l’innovation mais aussi de multiples variables, par exemple le glissement du statut des leaders d’opinion au fil du processus. Par ailleurs, les techniques de traitement statistique sont devenues de plus en plus sophistiquées, les variations « en temps réel » des courbes projetées selon l’évolution interne de chaque variable en constituant le paradigme. Mais l’essentiel a consisté à cerner les facteurs qui freinent et contrarient l’adoption des innovations. Une multitude d’études empiriques ont été menées sur ce point, largement financées par les industriels qui avaient tout intérêt à mieux connaître ces points de résistance ou « de blocage et de crispations » pour reprendre leur vocabulaire. Les non-usagers sont d’abord abordés comme une catégorie par défaut dont on va chercher à cerner les contours. La plupart du temps décrits de façon péjorative, les non-usagers sont « à la traîne par déficit » : manque d’intérêt, de culture technique, de curiosité, de moyens financiers.

D’un point de vue méthodologique, il s’agit de relever statistiquement, dans un premier temps, les disparités en termes de taux d’équipement et d’utilisation pour, en un second temps, chercher à expliquer ces disparités en les corrélant avec les variables sociodémographiques classiques (âge, sexe, profession, revenu, habitat, taille de la famille). Des techniques statistiques sophistiquées sont mobilisées pour permettre de cerner la ou les variables supposées expliquer les écarts constatés.

C’est la plupart du temps par contraste que les non-usagers apparaissent. Par exemple si, dans une enquête, il apparaît que 67 % des 50-60 ans déclarent se servir d’Internet, alors on en déduit qu’il y a 33 % de non-usagers. Les non-usagers, c’est finalement ce qui reste une fois tous les cas de figure d’usagers épuisés. Ce genre d’enquête continue à régulièrement paraître sous forme de baromètre. Par exemple, dans la dernière enquête du CREDOC, on apprend qu’en 2009, 98 % des 18-24 ans ont un téléphone portable en France contre seulement 42 % des plus de 70 ans, ou que 94 % des personnes ayant un diplôme du supérieur sont équipés d’un ordinateur à domicile contre seulement 40 % de ceux qui n’ont pas, ou encore que 94 % des personnes ayant un revenu mensuel supérieur à 3100 euros ont un ordinateur à domicile contre seulement 48 % de ceux qui ont un revenu inférieur à 900 euros.

Presque tous les résultats pointent une étroite corrélation entre taux d’équipement et statuts économiques et culturels. Les non-usagers sont moyennement plus pauvres, plus isolés, plus vieux, ont de plus faibles compétences techniques, ont fait moins d’études et ont une moins grande confiance en eux. Ces corrélations vont être à la base de la problématique des exclus et de la fracture numérique.

3. Problématique de l’accès et fracture numérique

La ligne de fracture est ici avant tout matérielle : d’un côté ceux qui peuvent participer à la globalité de la société en réseau parce qu’ils ont accès aux équipements et connexions, et de l’autre les exclus qui n’ont pas cette possibilité. La notion de fracture numérique, telle qu’elle est majoritairement exposée dans les années 1990, désigne cette inégalité et renvoie donc exclusivement à un problème d’accessibilité technique. Les info-riches sont ceux qui bénéficient de l’accès matériel aux réseaux et terminaux adéquats, et les info-pauvres sont ceux qui en sont privés.

La lutte contre cette inégalité s’est muée en enjeu des politiques d’aménagement territorial. Il est révélateur d’observer comment, par exemple en France à la fin des années 1990, régions et départements se sont battus pour avoir les meilleurs taux de connexion et d’équipement. Derrière le droit à l’accès au nom d’un principe d’égalité, une volonté de puissance est toutefois clairement discernable : pour ses dirigeants, un territoire mal connecté risque en effet de rester en arrière, de se couper des courants mondiaux, de se transformer en péninsule éloignée. Une pleine intégration tant économique que sociale et culturelle nécessite une innervation la plus fine possible du territoire par les réseaux le plus performants. Selon cette perspective, les non-usages sont subis et renvoient à une inégalité en terme d’accès. Le terme de fracture numérique a d’abord désigné cette inégalité territoriale : pays du sud versus pays du nord et zones rurales versus zones urbaines, petites villes versus grandes villes, etc. Notons au passage que le local et ses particularismes sont souvent présentés comme synonyme d’enfermement et d’incapacité à s’ouvrir à la connaissance universelle, tandis que le global est d’entrée pensé en terme d’ouverture et de savoir partagé. Ce qui est évidemment loin d’être le cas, l’un n’excluant pas l’autre.

Jamais l’idée de la positivité de la connexion aux TIC n’est questionnée. Il s’agit pourtant d’un principe auquel tout le monde se réfère implicitement : la connexion universelle est le but à atteindre et supposée désiré par tous. Et avant tout par les militants et associations pour lesquels l’inégalité d’accès est un scandale. Ils en sont autant plus persuadés que, pour eux, les TIC sont synonymes de progrès, d’ouverture, d’expériences créatives inédites et de nouvelles formes de participation citoyenne. Un droit à la connexion est revendiqué. La générosité de leur engagement pour un meilleur accès aux TIC n’est évidemment pas ici en cause, mais on ne peut que noter leur fascination pour ces technologies. Rapportés à la question qui nous intéresse, les non-usages sont donc la conséquence d’une inégalité, la fracture numérique, qu’il s’agit de combler. Le présupposé est donc ici aussi nettement techniciste.

Mais à cette catégorisation globale des non-usagers à partir d’une problématique de l’accès, pensée comme une fracture à résorber va s’ajouter, dès le début des années 2000, une catégorisation beaucoup plus fine et segmentée en terme d’inégalités d’usages et d’appropriation.

4. Les inégalités d’usages

Au fur et à mesure où les TIC sont adoptées par un pourcentage grandissant de la population (que l’on pense par exemple au taux d’équipement en téléphones portables qui bondit en France de 4 % en 1997 à 96 % dix ans plus tard ou au pourcentage des internautes parmi la population de plus de 11 ans passant de 22 % en 2001 à 69 % en 2010), le thème de la lutte contre la fracture numérique semble s’estomper. Certains n’hésitent du reste pas à déclarer que, « la guerre [en la matière] a été gagnée » (Strover, 2003) et que la fracture numérique est désormais « une préoccupation du siècle dernier » (Brown, 2005)[1]. Ce qui est évidemment très loin d’être le cas au niveau planétaire mais aussi en Europe où le pourcentage des internautes varie de 30 % en Roumanie à 90 % aux Pays-Bas. Sans aller jusque-là, on ne peut que constater que la question de l’inégalité en terme d’accès cède nettement la place à celle des inégalités d’usage. Ainsi, Di Maggio, Hargittai, Celeste et Shafer parlent-ils en 2004 du passage d’une inégalité d’accès à des usages inégaux. Et, parmi ces usages, il y a des semblants d’usage, des mésusages et même… des non-usages, qui revoient aux pratiques de personnes qui, disposant par exemple d’une connexion à Internet, ne s’en servent qu’exceptionnellement ou pour une tâche bien définie. Il s’agit évidemment de cas extrêmes, mais qui pointent bien toute la diversité ce que Lenhart et Horrigan (2003) appellent le « spectre des usages numérique ».

Plusieurs chercheurs (par exemple Selwyn, Van Dijk, DiMaggio, Hargittai, Lenhart, Helsper ou Dutton) dépassent alors la première vision mécanique de la fracture numérique (ceux qui ont et ceux qui n’ont pas un accès matériel aux TIC) en proposant de prendre en compte les modes d’utilisation et les inégalités qui y sont liées et qui renvoient non plus à une seule inégalité (avoir ou ne pas avoir) mais à des inégalités en terme d’usages (savoir-faire et bénéfices). L’idée transversale est que la capacité des individus à s’approprier pleinement des TIC est très inégalement répartie et dépend grandement non seulement de leur capital économique, mais aussi de leur capital culturel et cognitif. Selon les travaux, ce sont plutôt le capital culturel et scolaire, le savoir-faire et les compétences techniques ou le milieu social et les réseaux de sociabilité qui sont mis en avant au moment de mesurer disparités discriminantes.

Périne Broccorne et Gérard Valenduc (2009) font une bonne synthèse de ces travaux en distinguant les compétences instrumentales (qui ont trait à la plus ou moins grande capacité à la manipulation des matériels et logiciels), les compétences informationnelles (qui renvoient aux capacités à chercher, sélectionner, comprendre, évaluer et traiter l’information) et les compétences stratégiques (qui concernent l’attitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner du sens dans son propre cadre de vie et à prendre des décisions en vue d’agir sur son environnent professionnel et personnel).

Nous sommes donc ici loin de la seule problématique de l’accès qui a dominé les vingt dernières années du XXe siècle et qui, dans son élan majoritaire, renvoyait à deux présupposés. Techniciste d’abord : l’accès aux TIC devait conduire à leurs mêmes usages raisonnés. Et idéologique ensuite : plus il y aurait de communications (quantité) et plus il y aurait de communication (qualité). C’est cette confusion entre accès, usage et appropriation que ces études, presque toujours empiriques, font éclater. Ce n’est pas parce qu’il y a accès qu’il y a usages équivalents et ce n’est pas parce qu’il y a usages qu’il y a appropriations également bénéfiques. Selon les présupposés de la première fracture numérique, l’accès à la technologie devait conduire à gommer les inégalités. Exactement le contraire est ici démontré : non seulement l’accès aux TIC ne diminue pas les inégalités, mais, comme l’écrit Van Dijk (2005, p. 2) « plus [ces technologies] sont immergées dans la société et font partie du quotidien, et plus elles sont liées aux divisions sociales existantes ».

Il semble que ce soit Ester Hargittai qui, la première en 2002, ait appelé cette inégalité d’usage et d’appropriation le « second degré de la fracture numérique ». Celle-ci renvoie à ce que d’autres ont aussi appelé la « fracture cognitive » (voir le rapport Unesco de 2005 « Vers les sociétés du savoir »), c’est-à-dire à la grande disparité parmi les internautes entre ceux qui possèdent les capacités cognitives et le capital culturel leur permettant de chercher une information adéquate en fonction de leurs besoins et attentes, de la traiter, de lui donner du sens et de la hiérarchiser selon un système de valeurs, et ceux qui n’ont pas les moyens d’y parvenir et donc d’en tirer de réels avantages.

La question que posent par exemple Le Guel (2004), Granjon (2008) ou Van Dijk (2009) est alors celle de savoir en quoi et comment certains types d’usages renvoient non seulement à de la disparité dans les usages mais à de véritables inégalités sociales. Et là, les taux de connexion ne mesurent évidemment plus rien. Certains pensent que les TIC ne font que reproduire ces inégalités si ce n’est de les approfondir ou même, comme Van Dijk (2005) en fait l’hypothèse, d’en créer de nouvelles. Bref, ce n’est pas parce qu’il y a accès qu’il y a bénéfice. Présenter l’accès aux TIC comme la promesse d’une ouverture culturelle, d’un accès au savoir et d’un dépassement des inégalités existantes relève à la fois de ce que Breton et Proulx (1989) ont appelé « l’idéologie de la communication », et aussi d’une approche techniciste. Comme le note Wolton (2003, p. 32), « le même clavier et les mêmes informations ne suffissent pas à créer une égalité. » Et, comme le rappelle de son côté Grajon (2009, p. 25), « s’équiper équivaut de fait à une promesse (notamment de reconnaissance sociale) qui ne donne pas un accès direct à des biens ou avantages concrets, mais seulement à la possibilité d’accéder à ses derniers, possibilité qui est indexée à la réalité des dispositions et sens pratiques de chacun. Aussi, pour ceux qui ne disposent pas des aptitudes, compétences et appétences nécessaires à l’exploitation de cette “chance qui leur est offerte”, les potentiels de l’informatique connectée ne peuvent s’actualiser en de réels avantages. » Mais force est de constater que la démonstration est sociologiquement difficile à faire. Car, si l’hypothèse est posée et le champ d’investigation défini (il s’agit de partir de l’expérience réelle et différentiée des acteurs en termes, par exemple, d’inégalités culturelles et de mesurer en quoi les types d’usages reproduisent, approfondissent ou au contraire relativisent ces inégalités), très peu d’études sont actuellement achevées sur ce thème.

5. LA catégorisation des non-usages

Tandis que les taux de connexion explosent et que les études de plus en plus fines sur les modes d’usage et d’appropriation se multiplient, apparaissent des catégories inédites que la problématique de l’accès n’avait pas permis de repérer. Ainsi, Wyatt, Thomas et Terranova (2002) font-ils éclater la notion de non-usagers en quatre catégories : les rejecters (abandon volontaire suite à une mauvaise expérience), les expelled (abandon involontaire par déficience), les excluded (non accès par manque de moyens) et les resisters (refus). Laborde et Soubiale (2008) distinguent cinq catégories à partir d’une étude empirique sur les non-internautes en Aquitaine : les totalement non-connectés, les utilisateurs indirects, les distanciés, les abandonnistes et les utilisateurs occasionnels. De son côté, Lenhart (2003) définie, toujours parmi les non-internautes mais cette fois aux États-Unis, quatre types de non-usagers : les evaders (ceux qui esquissent), les dropouts (ceux qui abandonnent), les intermittent users (ceux qui utilisent très occasionnellement) et les truly unconnected (ceux qui n’ont jamais utilisé). Selwyn (2006), à partir d’une enquête sur les non-internautes en Angleterre et au Pays de Galle, distingue trois catégories de non-usagers : les absolute no-users (les totalement non-connectés), les lapsed users (des personnes ayant essayé puis abandonné) et les rare users (utilisation très ponctuelle).

De l’ensemble de ces différentes recherches[2] faisant éclater la notion de non-usage, il apparaît que la frontière entre usage et non-usage devient de plus en plus poreuse. Il est par exemple difficile de classer quelqu’un qui se sert d’Internet sur son lieu de travail, y compris pour un usage personnel, mais jamais à son domicile. De même, que dire de ceux qui passent par l’intermédiaire de proxies (c’est-à-dire de personnes qui interrogent Internet pour eux ou bien qui leur servent de boîte aux lettres pour recevoir des e-mails) ou de ceux qui, ayant pendant des années utilisé de façon assidue Internet ou le portable, cessent volontairement de s’en servir ? Comment cataloguer ceux qui refusent d’être géolocalisables à travers leur portable, se déconnectent régulièrement à certaines heures de la journée ou refusent tout appel à domicile ?

Neil Selwyn (2003) note que trois raisons sont en général avancées pour expliquer ces non-usages décalés : celle, classique, du déficit en termes d’accès ou de dispositions (économiques, culturelles ou cognitives), celle de la technophobie (crainte irrépressible d’une absorption de soi par l’ordinateur, peur des effets néfastes des ondes des portables, aversion générale pour les technologies) et celle du refus idéologique (essentiellement autour des thèmes de la réification du monde, de sa mécanisation et de sa progressive déshumanisation). Reprenant la théorie de la « tendance au statu quo » développé par William Samuelson et Richard Zeckhauser (1988), Hee-Woong Kim et Atreyi Kankanhalli (2009) avancent de leur côté l’hypothèse originale d’une résistance aux TIC expliquée par le confort qu’un statu quo de non-usager procure face aux coûts psychologiques, organisationnels ou économiques que l’adoption de nouveaux usages pourrait entraîner. Les pertes perçues, craintes ou imaginées sont mesurées à l’aune des bénéfices attendus et le constat porte au statu quo, donc au non-usage.

Mais rien n’est dit sur une forme particulière de non-usage, sans doute déjà en partie présente dans les catégories qui viennent d’être évoquées, mais jamais conceptualisée et étudiée en tant que telle. Il s’agit de non-usages volontaires. Rarement totale (abandon définitif de la technologie), la déconnexion est plutôt segmentée (dans certaines situations et à certaines heures) et partielle (seuls certains usages sont suspendus). Cette forme particulière de non-usage semble se développer au fur et à mesure que l’idéal de la société de l’information (tout le monde constamment connecté) semble plus proche. Elle est portée par des personnes qui ne sont ni en difficulté économique (au contraire, ces non-usagers appartiennent en majorité aux couches moyennes et supérieures), ni culturellement marginalisées (elles ont toutes un diplôme, un emploi et mènent plusieurs activités sportives ou culturelles), ni en déficit cognitif face aux technologies (elles les manipulent depuis des mois ou des années). Il est donc hors de question de les classer, selon une logique diffusionniste, parmi les « dinosaures », les retardataires si ce n’est retardés. Pas plus que parmi ceux qui, vivant ruptures ou changement dans leur vie, en viennent à abandonner l’usage de ces technologies. Au contraire, il s’agit toujours de personnes parfaitement intégrées, très connectées et sachant parfaitement utiliser ces technologies. Bien plus : ce sont souvent de gros usagers utilisant depuis longtemps ces technologies qui en viennent à se déconnecter !

Les premières études (Jauréguiberry, 2003, 2005) menées sur ces nouveaux non-usagers permettent de dépasser cette apparente contradiction en posant l’hypothèse de la surcharge informationnelle. C’est parce qu’il y a trop de branchements, trop de connexions, trop d’interpellations, trop simultanéité, trop de bruits et trop d’informations que cette forme de non-usage se développe. Le non-usage est une forme de réaction face à un excès d’informations et de communication.

6. La deconnexion volontaire

Parler de non-usages volontaires conduit à un renversement total de la perspective des premières études diffusionnistes et de celles qui portaient sur la fracture numérique (sans pour cela remettre en question une partie de leur pertinence) : le non-usage renvoie ici non plus à un déficit d’équipement et de connexion, mais au contraire à une saturation de sollicitations informationnelles. On passe d’une problématique de l’accès à celle de l’excès. Il ne s’agit plus d’aborder les non-usagers comme ceux qui restent à la traîne ou en dehors de l’innervation télécommunicationnelle du monde par manque de moyens économiques, de capital culturel ou de capacités cognitives, mais comme ceux qui, parfaitement équipés et pleinement connectés, subissent les excès de cette mise en connexion généralisée et décident de volontairement en limiter les effets négatifs par des formes de non-usages.

Les premières recherches menées selon ce renversement de problématique montrent qu’il s’agit d’un phénomène minoritaire, individuel et presque toujours partiel. Il ne conduit qu’exceptionnellement à un rejet total des technologies de communication. Certes, les cas de burn out liés à des situations catastrophiques de saturation télécommunicationnelle se multiplient : comme sonnés par trop d’interpellations, l’individu renonce à y faire face. Expérimentant avec chaque fois plus de difficulté l’écart entre les sollicitations dont il est l’objet par l’intermédiaire des TIC et les ressources (en particulier temporelle et organisationnelle) dont il dispose pour y répondre, l’individu en surchauffe informationnelle « craque ». Entrant dans un véritable état de catalepsie, il démissionne par overdose informationnelle pour tomber dans un vide apathique ou dépressionnaire. Le rejet des technologies de communication fait alors partie intégrante de cette attitude de défense ultime qui permet à l’individu de survivre quand il ne peut plus lutter (Jauréguiberry, 2005).

Si ces cas extrêmes sont heureusement rares, ils sont par contre tout à fait révélateurs des situations de surcharge informationnelle dans lesquelles un nombre grandissant d’individus se trouvent plongés. Et c’est précisément pour éviter que ces situations ne conduisent au cas extrême du burn out que des conduites de déconnexion volontaires ne cessent de se développer. Il s’agit par exemple de mettre sur « off » son téléphone portable dans certaines circonstances ou plages horaires, de déconnecter son logiciel de courrier électronique en choisissant de ne l’interroger que de façon sporadique, ou de refuser d’être géolocalisable où que l’on soit. Ces pratiques ne sont pas synonymes d’une déconnexion totale ou d’un rejet global des TIC, mais d’une déconnexion partielle et d’un usage raisonné.

La déconnexion dont il est question ici renvoie à la défense d’un temps à soi dans un contexte de mise en synchronie généralisée, à la préservation de ses propres rythmes dans un monde poussant à l’accélération, au droit de ne pas être dérangé dans environnent télécommunicationnel intrusif et à la volonté d’être « tout à ce que l’on fait » dans un entourage portant au zapping et à la dispersion. L’attente et l’isolement, longtemps combattus, car synonymes de pauvreté ou d’enfermement réapparaissent dans ce cadre non plus comme quelque chose de subi mais de choisi. Il en va de même avec le refus d’être constamment géolocalisable via son smartphone, avec le droit à la disparition éphémère dans des réseaux visant la transparence ou avec la volonté de préserver certaines formes de confidentialité dans un système de surveillance. La perte, l’oubli et l’anonymat ici aussi prennent une tout autre connotation. De façon transversale, c’est aussi d’une exigence à la distance et au silence comme conditions de réflexion, d’introspection et de médiation dont il est question. La déconnexion volontaire ne revoie pas à une question d’avoir et de savoir-faire, mais à la volonté d’être et de maîtrise. Si l’info-richesse était, il y a vingt ans, d’avoir accès aux TIC, elle réside aujourd’hui dans la capacité de pouvoir s’en passer, au moins de temps en temps.

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* Professeur, Université de Pau (francis.jaureguiberry@univ-pau.fr) et directeur du SET (Société Environnement Territoire) UMR 5603 CNRS (http://set.univ-pau.fr).

[1] Les deux citations sont rapportées par N. Selwyn, 2006, p. 274.

[2] On pourrait aussi citer celle de Boutet A. et Tremenbert J. (2008) sur les non-usages d’Internet dans un quartier de Brest ou celle de Batorski D. et Smoreda Z. (2006) sur la diffusion des TIC en Pologne.